23 mars 2000

Tunisie - Dénoncer une "justice" aux ordres

Le 15 mars dernier, le Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT), organisation non reconnue et soumise à de multiples persécutions policières, rendait public un rapport sur les violations des droits humains en Tunisie. "Rouge" a rencontré Sadri Khiari1, membre de la direction du CNLT.
Le rapport constitue la première initiative de ce type émanant d'une organisation tunisienne depuis de nombreuses années. Peux-tu nous en donner les grandes lignes?
Sadri Khiari Malgré les difficultés énormes pour récolter des informations précises et fiables, dans la mesure où les victimes de persécutions policières hésitent à témoigner par crainte de représailles, nous avons pu brosser un tableau significatif de la situation des droits humains en Tunisie : l'absence de liberté de presse, de réunion, d'association, l'embrigadement du mouvement syndical, la répression des étudiants. Nous avons voulu dénoncer l'énorme réseau de contrôle policier auquel est soumis l'ensemble de la population : il y a en Tunisie environ 130000 policiers, soit autant qu'en France, qui est 6 fois plus peuplée! Sans compter l'ensemble des forces parapolicières, les "comités de quartier" qui surveillent les gens au quotidien et l'appareil tentaculaire du parti au pouvoir qui fonctionne comme auxiliaire de police. Et puis, il y a la torture, généralisée, systématique, pratiquée en toute impunité. Nous donnons d'ailleurs une liste de 45 tortionnaires dont nous demandons le jugement.
Le problème, c'est que l'appareil judiciaire se montre d'une grave bienveillance à l'égard de ces pratiques. Les juges refusent ainsi d'entendre les plaintes des inculpés qui osent protester contre les sévices subis. En ce qui concerne les procès d'opinion, les juges ne jugent pas, ils condamnent. Ils obéissent aux consignes. Il n'est pas rare non plus que des personnes soient condamnées à deux reprises pour les mêmes faits! Un cas exemplaire : Taoufik Kebaoui, incarcéré depuis 1991, aurait dû être libéré en 1999, mais entre-temps il a été condamné à une nouvelle peine de prison pour "avoir participé à l'incendie du lycée de la ville du Kef", fait qui s'est déroulé en 1992 alors qu'il était en prison!
Lorsqu'il y a un peu plus d'une année le CNLT a été fondé, il semblait isolé dans un contexte de peur généralisée...
S. Khiari Cela n'est plus le cas, les signes d'un malaise social croissant commencent à s'exprimer : en février, le Sud du pays a été le théâtre d'émeutes de lycéens et de chômeurs, qui protestaient contre la dégradation des conditions de vie. Ils ont été brutalement réprimés. Simultanément, on assiste à une reprise progressive des luttes syndicales (enseignement supérieur, médecins). Le syndicalisme étudiant est sorti de sa léthargie, le mouvement démocratique prend des inttiatives, comme la constitution d'un Comité pour la défense de Hama Hamami, militant de gauche, condamné cet été à plus de 9 ans de prison par contumace.
Le CNLT avance de nombreuses revendications, parmi lesquelles celle d'une conférence nationale démocratique.
S. Khiari Nous exigeons en particulier l'amnistie générale de tous les prisonniers d'opinion, le jugement des responsables de la torture, le rétablissement de l'indépendance de la justice et l'ensemble des libertés démocratiques. Mais ces réformes urgentes ne seront garanties que par une transformation en profondeur du système politique, qui passe notamment par une remise en cause globale de la constitution tunisienne, et qui batte en brèche la toute-puissance de l'exécutif au détriment des institutions représentatives. Ce devrait être la tâche de cette conférence nationale démocratique, dont la légitimité dépend de sa capacité à être largement représentative de la société.
Propos recueillis
par Barnabé Célin
1. S. Khiari a tenu une conférence de presse sur le sujet au siège du Mrap, à Paris, en présence de G. Perrault, L. Schwartzenberg, P. Tartakowsky (Attac) et 3 membres du CNLT résidant à Paris.

Rouge 23/03/00