5 octobre 2001

Algérie - Le printemps noir continue

Des animateurs du comité populaire de la wilaya (1) de Béjaïa, qui encadre la révolte de la jeunesse depuis le "Printemps noir", ont été les invités de la LCR à son université d'été. Il s'agit de Mohand Arabi et Mohand Saddek Akrour, militants berbères et syndicalistes universitaires, et de Badredine Djahnine, syndicaliste dans l'éducation et militant connu du PST. Ils ont accepté de répondre à nos questions à titre individuel.
- Quelles sont les grandes caractéristiques de ce mouvement et qu'exprime-t-il?
Mohand Arabi - Il faut d'abord clarifier certaines choses qui ont dénaturé le mouvement, comme la désinformation amplifiée par la presse de droite et le pouvoir, en décrivant le mouvement autour de la seule question linguistique: le tamazight.
Il est vrai que le mouvement de contestation y a commencé de façon spontanée dans la jeunesse, de la même façon que celui ayant suivi l'assassinat de Matoub Lounès. Mais cette fois-ci, il pose les problèmes de tout un peuple contre un pouvoir répressif. De la communauté universitaire de Béjaïa, nous avons lancé un appel à la société civile. Sont venus des représentants du Syndicat d'entreprise des travailleurs de l'éducation (Sete), puis des communes, des quartiers, des associations, y compris celle des femmes. Les marches pacifiques des 3, 7, 19 et 27 mai furent réprimées par les forces du désordre. Nous avons organisé cette violence des jeunes en lui donnant une perspective de longue durée. Nous avons pu, pour la première fois, faire la jonction entre la question identitaire, linguistique, culturelle et toutes les questions sociales: chômage, logement, licenciements, liberté et démocratie. Nous avons engagé le mouvement sur deux voies: pour la dignité totale du peuple dans son entier et contre la "hogra", c'est-à-dire l'oppression sous toutes ses formes. Nous étions indignés par les médias qui ne parlaient que de la révolte kabyle, alors que le mouvement était plus large, incluant la question kabyle.
- Comment était organisé ce comité populaire, comme un cartel?
M. Arabi - C'est l'auto-organisation initiée par des militants syndicalistes de gauche avec une représentativité réelle par des délégués révocables. Nous n'avons fait que remettre sur ses rails le mouvement berbère des années 1980 qui posait les problèmes de démocratie, de droits sociaux et d'identité. Il s'inscrivait dans un projet de société clair pour un vrai socialisme. Mais cela a disparu après l'avènement du multipartisme. Depuis 1989, le Mouvement culturel berbère (MCB) s'est limité aux questions identitaire et démocratique, ce qui fait le jeu de la bourgeoisie.
Mohand Saddek Akrour - Les non-initiés disent que le mouvement a commencé parce qu'un gendarme a tiré sur un jeune. Mais cet acte n'est que la goutte qui a fait déborder le vase. Il faut s'intéresser au contenu du vase: 14 millions d'Algériens sous le seuil de pauvreté, 35% de la population active au chômage soit 80% de la jeunesse; le pouvoir d'achat n'a pas cessé de diminuer depuis la libéralisation de l'économie en 1988. Les jeunes se sont révoltés aussi contre l'injustice aussi bien au plan social que démocratique. Nous n'avons jamais opposé revendications berbérophones et revendications d'ensemble. C'est pour cette raison que les jeunes qui se sont révoltés à Oran et dans d'autres wilayas scandaient "nous sommes tous des Kabyles". Mais il ne peut y avoir de mouvement en Kabylie qui n'inclue pas la revendication culturelle. Les jeunes disaient: on a marre de l'injustice, nous voulons du travail, des logements, une place dans la société et le tamazight comme langue nationale et officielle.
Badredine Djahnine - A l'initiative des universitaires et des syndicalistes, on a pu passer d'un mouvement de "jeteurs de pierres" à un mouvement insurrectionnel. Les jeunes assiégeaient les gendarmes et la violence était sans égale. Nous n'avions jamais vu un tel courage et une telle détermination. On vient de sortir de 10 ans de libéralisation intense, de ventes d'usines, de chômage de masse et d'une longue guerre entre l'Etat et les islamistes qui a fait quand même plus de 100000 morts. L'épicentre de la révolte était la Kabylie, mais le tremblement a touché toute l'Algérie. Une plate-forme de revendications a été élaborée à partir de celles des villages, communes, quartiers et syndicats dans une sorte de projet de société alternatif au projet islamiste comme à celui du pouvoir. La population a adopté les mots d'ordre de gauche alors que cela fait des années que nous l'appelions à aller dans ce sens. Les comités de quartier se situent dans une dynamique évolutive de contrôle de la société. Après 10 ans de paupérisation et d'intégrisme, le pouvoir, qui pensait nous avoir muselés pour toujours, découvre un nouveau cycle de radicalisation.
- Le pouvoir accuse l'extrême gauche. Quel impact et quelle réponse?
B. Djahnine - Les revendications sont tellement radicales que c'est logique qu'elles émanent de l'extrême gauche. Les militants de gauche sont connus et identifiés depuis longtemps pour avoir participé à tous les mouvements populaires. La population a refusé le parrainage des partis majoritaires en Kabylie (FFS et RCD) à cause de leur bilan politique. Mais avec la rotation dans les comités populaires, leurs militants ont commencé à se faire élire délégués. C'est ceux-là même qui insistent pour rayer la dimension sociale de la plate-forme d'El Kseur.
Une scission a donc commencé entre un mouvement des démunis et un mouvement de citoyens abstrait. Nous sommes en plein dans ce clivage. Nous devons obtenir des satisfactions, sinon il y a risque d'échec.
M. Arabi - Le MCB a été atomisé au début des années 1990 par les partis de droite car il exigeait dans tous ses tracts un vrai socialisme. Le mouvement actuel est de gauche. Pour cette raison, le pouvoir l'attaque en ciblant l'extrême gauche. La bourgeoisie algérienne, qui n'est qu'une mafia, refuse l'émergence d'un mouvement de masse qui menace ses intérêts et ceux de ses amis impérialistes. Il faut que toutes les énergies de gauche, tous ceux qui sont pour l'émancipation de l'humanité, dans une dynamique antimondialiste, se rassemblent. Quant au PST qui, organiquement, n'est pas mon parti, il ne manipule pas. Il participe comme il l'a toujours fait au côté des masses à tous les mouvements.
M. S. Akrour - Il faut plutôt parler d'hégémonie et pas de partis. Aux jeunes qui nous posent la question sur la présence des partis, nous leur répondons que nous n'avons jamais dénoncé ni le FFS ni le RCD dans nos réunions. Les militants d'extrême gauche ne viennent pas pour proposer leur programme tout fait mais pour être d'abord dans les barricades. Les gens sont fatigués des discours. Pendant le mouvement, pour faire une réunion à 5 heures de l'après-midi, il faut d'abord passer la journée dans les barricades.
- Quels sont les acquis du mouvement à ce jour et quelles perspectives?
M. Arabi - Le combat identitaire, nous l'inscrivons comme le font les zapatistes, comme un combat anti-impérialiste et unitaire. Nous combattons aussi cette chimère réactionnaire de nation arabe qui n'est autre que la nation des pétrodollars, des islamo-dinars, la nation valet de l'impérialisme. C'est cette nation arabe qui opprime les Palestiniens, qui casse la jeune démocratie au Liban.
B. Djahnine - Les acquis du mouvement sont déjà importants, à commencer par la remise en cause de l'Etat central dont la gendarmerie, la reconquête du droit à manifester et 7 milliards de dinars pour la seule wilaya de Béjaïa. Il faudra contrôler où va cet argent. Nous irons dans ce sens.
M. S. Akrour - Après 5 mois de bataille, les gens sont prêts à continuer. Le problème, c'est que parmi les animateurs, il y a deux courants destructeurs: une aile radicale pour être radicale mais sans perspective politique, et un courant droitier opportuniste qui veut profiter du mouvement pour négocier non pas les revendications mais des places au pouvoir. Nous, au comité populaire de Béjaïa, nous voulons donner au mouvement le plus de perspectives politiques et l'inscrire dans le temps. Pour cela, il faut accroître sa dimension nationale. Il faut négocier en choisissant le moment, c'est-à-dire quand les gens sont mobilisés; nous pensons aussi à une autre marche à Alger.
- A vous entendre, on a le sentiment que le FIS n'existe plus...
M. Arabi - L'idéologie arabo-musulmane est condamnée. La seule expression du FIS est le crime. Nous avons dénoncé l'islamisme intégriste et le pouvoir qui l'a créé par la combinaison de la misère sociale avec la faillite du système éducatif. Le mouvement populaire va en grandissant et en se radicalisant jusqu'au départ du pouvoir.
B. Djahnine - Les islamistes modérés ont reproché au pouvoir de ne pas avoir réprimé assez la révolte. L'idéologie intégriste a moins d'impact sur les jeunes qui n'ont pas vécu le soulèvement d'octobre 1988. Mais il y a toujours une sensibilité pro-islamiste. Le FIS s'est discrédité par ses massacres mais cela ne veut pas dire qu'il a disparu.
M. S. Akrour - On ne parle plus du FIS en tant que parti. Mais il ne faut pas oublier les islamistes "modérés" qui sont au pouvoir. Nous voulons que notre mouvement, qui est d'essence démocratique et sociale, évite l'imbécillité du RCD qui prétend lutter contre l'islamisme en se mettant à la remorque du pouvoir, et la bêtise diamétralement opposée du FFS qui prétend combattre le pouvoir en se mettant à la remorque des islamistes. En Kabylie, le FIS ne peut se permettre d'insulter les jeunes. D'ailleurs, depuis le début de la guerre, il n'y a pas eu de massacres mais des assassinats ciblés. Nous avons des traditions d'organisation et de solidarité qui permettent de réagir.
Propos recueillis par Dominique Mezzi et Ryad Khaldi
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