20 mai 2002

Tunisie - L'opposition démocratique

Notre camarade Sadri Khiari est membre fondateur du Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT) et de la direction du Raid (Attac Tunisie). Depuis deux ans, interdit de quitter le territoire tunisien sous prétexte de poursuites judiciaires au sujet desquelles on refuse de lui donner la moindre information, il s’exprime ici à titre personnel.
- Où en est l’opposition démocratique ?
Sadri Khiari - Laminée par la répression, l’opposition avait progressivement disparu depuis le début des années 1990 jusqu’à la constitution du Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT) en décembre 1998 et la grève de la faim du journaliste Taoufik Ben Brik.
Depuis, malgré les persécutions, quelques espaces de libertés ont été arrachés mais sont à reconquérir en permanence: des associations et des partis se sont constitués, d’autres ont retrouvé un second souffle, des déclarations et des publications sont diffusées sous le manteau ou sur le web, des réunions publiques ont été imposées, d’autres ont été dispersées à coups de matraques. Ces initiatives ne concernent encore que peu de monde, mais le nombre des participants ne cesse de progresser.
Le référendum qui a permis à Ben Ali de modifier la Constitution - qui lui interdisait de présenter sa candidature aux élections de 2004 - a suscité une politisation, et même une radicalisation du discours de l’opposition démocratique. La question des droits de l’Homme reste centrale, mais la remise en cause du régime et de ses institutions prend de plus en plus de place. Ainsi, la revendication d’une assemblée constituante est désormais largement partagée. Si, au sein de l’opposition, les convergences sont fortes, des divergences continuent et continueront d’exister. Il y a deux lignes:
- le "charfisme"(1), qui se présente comme opposé aux islamistes, privilégie la recherche de canaux de négociation avec le pouvoir, misant sur une évolution interne de celui-ci en espérant un petit coup de pouce européen ;
- le "marzoukisme"(2), qui s’inscrit plus nettement dans une perspective de rupture avec le pouvoir actuel, considérant par ailleurs qu’il est possible de trouver des points d’accord avec le mouvement islamiste dans la lutte contre la dictature sans, pour autant, tomber sous son hégémonie.
D’autres courants prétendent représenter une troisième voie mais, en vérité, quoiqu’ils en pensent, ils sont polarisés par l’une ou l’autre de ces lignes. L’unification des démocrates, que certains appellent de leurs voeux, ne se ferait, aujourd’hui, que sur une base plutôt "charfiste".
- La répression est-elle toujours aussi forte ?
S. Khiari - Oui, arrestations, tortures, procès, passages à tabac en pleine rue, persécutions de toutes sortes font partie du quotidien des opposants. Il y a aujourd’hui près d’un millier de prisonniers politiques. Certains, comme le dirigeant islamiste Ali Laaridh, sont dans l’isolement depuis douze ans. Ils ont tous été condamnés à de longues années de prison à l’issue de mascarades judiciaires, comme Hamma Hammami, le porte-parole du PCOT (3). La semaine dernière, le plus célèbre des "cyberdémocrates", Zouhayer Yahiaoui, dit Ettounsi, a été arrêté. Il risque des années d’emprisonnement. Le but de l’opération est d’empêcher que la toile ne devienne un espace de contestation, ce qu’elle est en fait déjà pour une frange croissante de la jeunesse qui se radicalise à travers les forums online.
- Quels sont les liens entre le mouvement syndical et le mouvement démocratique ?
S. Khiari - En même temps que renaissait l’opposition démocratique, un mouvement de contestation antibureaucratique est apparu au sein de l’UGTT, la centrale unique, jusque-là strictement contrôlée par le pouvoir. Cette dissidence a permis d’ouvrir des brèches dans l’appareil syndical et des opposants sont désormais représentés dans certaines instances, y compris au bureau exécutif. Mais leur marge de manoeuvre reste faible. Ainsi, ils ne se sont pas opposés - du moins publiquement - à ce que le secrétaire général de la centrale soutienne le référendum constitutionnel.
En dehors de l’extrême gauche, très active mais brouillonne et souvent sectaire vis-à-vis des démocrates, l’opposition se soucie fort peu du mouvement syndical et, plus généralement, des questions économiques et sociales. Or, une telle attitude ne favorise pas le dépassement du handicap majeur de l’opposition, à savoir la faiblesse de la contestation populaire.
Depuis trois ans, il y a eu, certes, des émeutes de lycéens et de jeunes chômeurs dans le sud du pays, quelques grèves ici et là, mais sans effet d’accumulation. Le mécontentement augmente dans toutes les couches de la population mais ne parvient pas encore à s’exprimer de manière active, ni à s’organiser. Il faudrait agir pour que les tensions sociales qui pointent à l’horizon, dues aux graves problèmes économiques actuels, débouchent sur une véritable mobilisation populaire. L’effort du Raid consiste, justement, à souligner l’importance capitale, du point de vue même de la lutte contre la dictature, de deux choses:
- la question sociale, qui revêt une acuité de plus en plus grande avec les progrès de la libéralisation économique ;
- l’insertion de l’opposition et du mouvement syndical dans la dynamique de lutte internationale que porte le mouvement contre la mondialisation libérale.
Propos recueillis par Charlotte Daix
(1). Du nom de Mohamed Charfi, ancien ministre de Ben Ali, passé à l’opposition.
(2). Du nom de Moncef Marzouki, président du Congrès pour la république.
(3). Parti communiste des ouvriers tunisiens.