22 janvier 2004

Rachid Chrii - Maroc : ouverture politique ?

Condamné à 18 mois de prison, en avril 2003, pour des motifs fallacieux (appel à la rébellion, aide à un criminel en état d'arrestation...), Rachid Chrii, syndicaliste, militant altermondialiste (Attac-Maroc) et défenseur des droits humains, a été libéré le 7 janvier dernier en même temps que 32 autres prisonniers politiques.
- Votre libération est intervenue simultanément à la mise en place de l'instance Equité et réconciliation, chargée d'apurer les dossiers de la répression au Maroc. Cela donne-t-il des raisons d'être optimiste concernant la réhabilitation des anciens prisonniers et le jugement des responsables de la torture ? Le règne de l'impunité est-il clos ?
Rachid Chrii - Pour remettre la libération de 33 détenus politiques dans son contexte, il faut commencer par rappeler les raisons de leur détention. L'avènement du "nouveau" régime marocain a, en effet, hérité de toutes les contradictions de "l'ancien" : l'usure des instruments classiques de la dictature et son incapacité "organique" à entamer des réformes politiques. De fait, toutes les initiatives prises par le pouvoir marocain durant ces dix dernières années procèdent d'une double volonté : d'une part, réformer les instruments de domination pour se donner une légitimité démocratique et, d'autre part, renforcer le despotisme en colmatant toute brèche qui pourrait permettre une véritable ouverture politique. C'est dans ce cadre que doit être interprétée notre détention (journalistes, militants de gauche et islamistes) et, aujourd'hui, notre libération. Le fait que cette libération soit annoncée à l'occasion de l'installation de l'instance Equité et réconciliation confirme à sa manière la vision politicienne et manoeuvrière avec laquelle les questions des droits de l'Homme sont posées par le pouvoir au sein duquel les "anciens" continuent toujours de régner. Cela dévoile la nature même de cette instance : loin d'être un instrument de réconciliation, elle constitue un nouveau moyen de chantage vis-à-vis des victimes de la répression pour imposer l'acquittement "extrajudiciaire" des tortionnaires et enterrer la vérité. L'impunité est ainsi institutionnalisée. Ce qui donne de nombreuses raisons de rester vigilants. Car le pouvoir se dote de nouveaux instruments pour étouffer les aspirations démocratiques du peuple et écraser ses forces militantes.
- En lisant la presse marocaine, on a l'impression d'une vie politique très intense. Cela ne refléterait donc pas un réel processus de démocratisation ?
R. Chrii - Avant de poursuivre, j'aimerais bien mettre en garde l'opinion et les militants sur la nature de ladite "presse marocaine". La presse indépendante au Maroc est constamment réprimée et la presse militante et critique est quasiment inexistante. Ce qui laisse le champ libre à une presse policière et à la presse politicienne des partis gouvernementaux. Ce que reflète la presse marocaine officielle et semi-officielle, ce sont les multiples manoeuvres de la caste gouvernante qui sèment la confusion dans l'opinion publique internationale. La réalité de la vie politique est bien différente de ce qu'on croit en percevoir de l'extérieur. Le régime marocain est un système politique hautement centralisé laissant peu de place aux partis politiques, même réformistes. Ce monopole de la vie politique est l'un des caractères d'un régime hostile à tout compromis. Le gouvernement et les institutions représentatives ne sont que les courroies de transmission de décisions prises ailleurs. Dans ces conditions, personne au Maroc (je l'espère aussi pour l'étranger) n'est dupe sur le réalité politique du pays. Mais les manoeuvres du pouvoir ne sont pas sans effets puisque le régime a pu ainsi domestiquer les vieux partis de l'opposition, une partie de la mouvance islamiste et même un secteur de la gauche. Ces résultats constituent évidemment des facteurs de stabilité institutionnelle, mais ils sont aussi des facteurs d'approfondissement du fossé entre le régime et la société.
- Il y a eu un grand meeting populaire sur la place de Safi pour fêter ta libération. Est-ce que cela signifie que dans la population, il y a une grande sensibilité aux questions des droits de l'Homme et de la démocratie ?
R. Chrii - Notons d'abord que Safi est une ville populaire de tradition militante ouvrière. Depuis les années 1970, des vagues de restructurations ont laissé derrière elles des milliers d'ouvrières et d'ouvriers licenciés. Les sit-in et manifestations de rues sont des acquis arrachés grâce au travail systématique de solidarité que mènent les camarades à chaque fois qu'un secteur ouvrier ou populaire se met en lutte. Le grand meeting populaire, organisé par les camarades des sections locales de l'Association marocaine des droits de l'Homme (AMDH), d'Attac-Maroc et de l'Association nationale des diplômés chômeurs du Maroc (ANCDM), à l'occasion de ma libération, a reflété ainsi la révolte de la population des quartiers populaires contre les bavures policières et contre des conditions de vie qui ne cessent de se détériorer. La population exprime, à sa manière, ses aspirations démocratiques par les moyens de la rue quand les moyens légaux sont étouffés.
- Quelle est la situation du mouvement social marocain ?
R. Chrii - Elle se caractérise par une crise des directions bureaucratiques traditionnelles dans un contexte où de nouvelles directions militantes ont des difficultés à émerger. Mais la crise traverse aussi la gauche radicale, faute d'un projet politique et d'un cadre organisationnel qui permettraient l'unification des efforts et des initiatives des équipes militantes. Cette crise est accentuée par l'approfondissement même de l'offensive néolibérale et par le durcissement de la répression. Le mouvement syndical est, par ailleurs, divisé en autant d'organisations que de partis. Depuis bien longtemps, le mouvement étudiant traverse, quant à lui, une crise de définition des tâches et d'un programme de lutte. L'Union nationale des étudiants marocains (Unem) est affaiblie par les luttes fractionnelles de ses différentes composantes. Le mouvement associatif (femmes, droits humains, droits culturels, etc.) est soumis à de multiples entraves. Cette situation est un obstacle à la constitution d'un front social de lutte pour changer les rapports de forces et créer les conditions nécessaires à une réorganisation du mouvement ouvrier et populaire. Les luttes, pour autant, n'ont jamais cessé, mais leur développement dépendra, en partie, de la possibilité de structurer à l'échelle nationale un courant "lutte de classe" qui soit doté d'un projet politique (et non partisan) démocratique, unitaire et anticapitaliste.
Propos recueillis par Sadri Khiari
Rouge 2048 22/01/2004