8 juillet 2004

Côte-d'Ivoire - Meurtrier imbroglio ivoirien

La crise ivoirienne n'en finit pas de rebondir. Comme en témoignent la tenue des Journées du dialogue, qui se sont déroulées à la fin du mois de juin, et l'assassinat, par des partisans du parti au pouvoir, d'Habib Dodo Guéi, dirigeant de l'Association des élèves et étudiants de Côte-d'Ivoire et de la Jeunesse du Parti communiste révolutionnaire de Côte-d'Ivoire.
La crise ivoirienne a commencé au lendemain de la mort de l'autocrate Félix Houphouët-Boigny, qui a dirigé le pays de la fin de la colonisation directe (1960) à sa mort en 1993. Pour sa succession, un clivage est apparu au sein de l'oligarchie ivoirienne, symbolisé par l'opposition entre Alassane Dramane Ouattara, Premier ministre du président défunt, et Henri Konan Bédié, président de l'Assemblée nationale et vieux baron du parti d'Houphouët-Boigny, le Parti démocratique de Côte-d'Ivoire-Rassemblement démocratique africain (PDCI-RDA). Ce clivage a vite été schématisé comme des oppositions entre le Nord et le Sud, les musulmans et les chrétiens, les "faux" Ivoiriens et les "vrais". La victoire de Bédié dans la guerre de succession ne mettra pas un terme aux tensions politiques, qui déboucheront sur le putsch du général Robert Guéi en décembre 1999.
Arrivé au pouvoir pour mettre fin au chauvinisme comme aux tensions en découlant, et organiser des élections sans exclusive, ledit général n'a finalement pas mis un terme à l'exclusion d'Ouattara de la course à la présidence. Il s'est transformé en candidat et a tenté un putsch électoral aux dépens de Laurent Gbagbo, dirigeant du Front populaire ivoirien (FPI).
Une victoire peu légitime
Principal opposant à Houphouët-Boigny, en embuscade et louvoyant sur "l'ivoirité" pendant la guéguerre Bédié-Ouattara, allié à Guéi pour exclure Ouattara de la présidentielle de 2000, Gbagbo s'est fait proclamer vainqueur des élections, après une manifestation populaire ayant pour cible la tentative de putsch électoral de Guéi. Mais la légitimité de cette victoire sera limitée, d'autant que la participation du corps électoral avait été très faible - notamment suite au boycott lancé par le parti de Ouattara - et que la chasse aux sorcières s'est poursuivie, tout comme l'exacerbation politicienne des chauvinismes. Cette situation débouchera sur une rébellion armée. Celle-ci est le produit à la fois d'un refus de la politique chauvine du pouvoir, mais aussi de l'intention de certains réseaux politico-économiques franco-africains, ayant financé l'entraînement et l'armement des rebelles, de mettre un terme au processus de recomposition du pacte néocolonial initié, à leurs dépens, par la fraction de Laurent Gbagbo. Cette dernière, pour se préserver une certaine autonomie, préconise en effet une plus grande ouverture aux autres capitaux (étatsunien, chinois...), au détriment du pacte néocolonial franco-africain traditionnel.
Le processus de réconciliation nationale, initié en janvier 2003, est donc une négociation permanente de la configuration du néocolonialisme néolibéralisé entre les factions oligarchiques locales, les fractions du capital et de la "classe politique" français, des capitaux internationaux, et des jeunes loups de la "classe politique" ivoirienne. Les accords signés par les belligérants et autres protagonistes politiques ivoiriens, à l'issue de la rencontre organisée par le gouvernement français, à Linas-Marcoussis en janvier 2003, avec le soutien de l'ONU et de l'Union africaine (UA), ont été considérés par le FPI comme une opération françafricaine contre Gbagbo, qui a vu ses prérogatives présidentielles réduites. D'où l'explosion d'un chauvinisme anti-Français, aussi bien à l'égard des troupes françaises, considérées complices de la rébellion, que des symboles de l'Etat français ou des milliers d'immigrés français.
Bataille franco-ivoirienne
Cette bataille franco-ivoirienne n'est pas sans rapports avec les blocages dans l'application des accords de Linas-Marcoussis, objets des journées du dialogue des 29,
30 juin et 1er juillet 2004, à Abidjan, entre le chef de l'Etat, Gbagbo, et l'opposition dite "G7", mais en l'absence des Forces nouvelles. Parmi les points à l'ordre du jour, "la nomination des collaborateurs des ministres et des responsables des structures sous tutelle", question sur laquelle Gbagbo n'entend pas perdre le pouvoir de nommer les "responsables des structures sous tutelle". Il s'agit en effet d'un privilège princier de redistribution des prébendes au sein de la classe politique ivoirienne et de gestion des alliances politiques et économiques avec les acteurs non ivoiriens. Par ailleurs, conscient de la complexité des mécanismes de dépendance, Gbagbo est en train de se constituer, par ses largesses à l'égard de certains capitaux français, un lobby. Tel le tout récent Cercle d'amitié et de soutien au renouveau franco-ivoirien (Carfi), censé faire contrepoids aux réseaux de ses adversaires. Mais si le capital français, voire l'UMP, n'ont pas de position commune sur la Côte-d'Ivoire, les conservateurs de la Françafrique - qui déterminent la politique du gouvernement - semblent vouloir mettre en oeuvre une stratégie d'éviction électorale de Gbagbo.
Les troupes françaises et onusiennes, avec en appoint les troupes ouest-africaines, devraient ainsi servir aussi de présence dissuasive, voire répressive, contre les partisans de Gbagbo. La voie menant aux élections de 2005 ne sera pas un long fleuve tranquille.
C'est le peuple ivoirien qui fait les frais de cette situation. Le climat de violence permet de procéder à certaines réductions des "charges de l'Etat", c'est-à-dire des dépenses sociales (santé, éducation, etc.), et ce d'autant que l'Etat ivoirien a continué à honorer le service de sa colossale dette, qui a en partie servi à enrichir certains protagonistes de la crise actuelle et a favorisé le développement du chauvinisme et de l'"identarisme" au sein des couches les plus précarisées de la société ivoirienne. Ainsi, l'assassinat d'Habib Dodo, dirigeant de la jeunesse estudiantine et du PCRCI, peut être aussi compris comme la volonté des forces néocoloniales d'écraser ces petites organisations révolutionnaires luttant contre la division des travailleurs et travailleuses des villes et villages, des jeunes, des chômeurs et chômeuses, victimes communes du capitalisme néolibéralisé.
Robert Rebol
Rouge 2072 08/07/2004