3 septembre 2006

COLONISATION - Histoire et société

La loi du 23 février 2005 et la pétition de 19 historiens ont ouvert un débat sur les rapports entre l’histoire et l’État, entre l’histoire et la justice, ainsi que sur les dangers d’une histoire « officielle ».

L’article 4 de la loi du 23 février 2005, selon lequel « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer », doit être abrogé, a annoncé Chirac. Il a choisi d’écarter la voie parlementaire pour éviter un débat houleux au sein de la droite, pris qu’il était entre crainte de voir compromise la signature du traité d’amitié entre la France et l’Algérie, et volonté de donner des gages aux fractions les plus réactionnaires de l’électorat. Cette loi, destinée à indemniser les harkis et les rapatriés, est devenue une arme symbolique pour les nostalgiques de la colonisation. La mise sur la place publique de l’attitude de la France en Algérie, suite notamment aux travaux de Raphaëlle Branche sur la torture, a entraîné une volonté revancharde de l’extrême droite et de la droite. L’abrogation de l’article 4 est une bonne chose. L’historienne Sylvie Thénault faisait justement remarquer que l’application d’une loi datant de 1955, pour instaurer le couvre-feu pendant les émeutes de novembre 2005, est la preuve qu’une loi peut toujours être utilisée tant qu’elle n’est pas abrogée. Mais c’est la loi dans son ensemble qui doit l’être. Ainsi l’article 13 instaure une indemnité forfaitaire au bénéfice de « personnes [...] ayant fait l’objet, en relation directe avec les événements d’Algérie [...], de condamnations ou de sanctions amnistiées [...] » : une telle mesure s’applique aux activistes de l’OAS condamnés et exilés pendant quelques années. L’article 3, qui prévoit la création d’une fondation pour la mémoire, ne présage rien de bon vu le contexte de la loi.
Juge ou historien
L’opposition à la loi du 23 février, après une pétition d’historiens, a trouvé un débouché politique dans la démarche de toute la gauche, du PS à LO, sur la base d’une pétition d’abrogation et d’une manifestation le 25 février. Dix-neuf historiens ont cependant initié une autre pétition, réclamant l’abrogation de toutes les lois ayant trait à l’histoire, pour la liberté des historiens et contre une vérité historique d’état. Sont mises dans le même paquet la loi Gayssot du 13 juillet 1990 faisant du négationnisme un délit, celle sur le génocide arménien du 29 janvier 2001, celle du 21 mai 2001 - dite Taubira - reconnaissant en l’esclavage un « crime contre l’humanité », celle du 23 février 2005. Parmi les signataires, de grands historiens, A. Prost, J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet. Nombre des considérants sur lesquels s’appuie la pétition sont légitimes. Il est vrai que « l’historien n’a pas pour rôle d’exalter ou de condamner, il explique », car « l’histoire n’est pas la morale ». De même, « l’historien ne plaque pas sur le passé des schémas idéologiques contemporains et n’introduit pas dans les événements d’autrefois la sensibilité d’aujourd’hui. » La réduction de l’histoire à la mémoire est aussi dénoncée. Enfin, « l’histoire n’est pas un objet juridique » : de nombreux procès, comme celui de Papon, ont fait appel à l’histoire. Mais les jugements rendus ne sauraient fixer pour l’éternité une vérité historique amenée à évoluer en fonction des progrès de la recherche. Comme le rappelait Daniel Bensaïd dans son ouvrage Qui est le juge ?, le rôle de l’histoire n’est pas de dresser des réquisitoires, mais d’étudier et d’expliquer les sociétés du passé. La judiciarisation de l’histoire n’est pas acceptable et, à ce titre, le procès intenté à l’historien de l’esclavage, Olivier Pétré-Grenouilleau, est injuste : il avait contesté la loi Taubira dans une interview. Il affirmait tout d’abord qu’elle ne portait que sur la traite occidentale et qu’elle négligeait la traite orientale ; ensuite que l’esclavage ne pouvait être considéré comme un crime contre l’humanité, car il n’avait pas une visée génocidaire. Si l’esclavage recouvrait d’autres logiques que celles du génocide, il est peu contestable, à partir du moment où la notion de crime contre l’humanité est reconnue, qu’il entre dans cette catégorie. Pour autant, intenter un procès à un historien reconnu pour le sérieux de ses travaux, et qui ne saurait être suspecté de négationnisme, ne se justifie pas. Le mettre en accusation pour « négation de crime contre l’humanité », alors que ses travaux ont permis d’augmenter les connaissances sur l’esclavage, est un sinistre paradoxe, signe des travers de la loi Gayssot !
Des lois et des contextes différents
La démarche des historiens signataires de la pétition des 19 se comprend dans cette logique de soutien à un confrère traîné devant les tribunaux. Pourtant, on peut émettre des critiques sur les objectifs du texte. Tout d’abord, il n’est pas possible de comparer des textes promulgués dans des contextes différents et n’obéissant pas aux mêmes logiques. La loi Gayssot a été votée dans un contexte d’offensive idéologique des négationnistes, que les instances universitaires avaient été incapables de freiner : des mémoires négationnistes avaient même été validés. Dans ces conditions, la loi, même imparfaite, a permis de pallier leurs défaillances. La loi Taubira correspond à une profonde demande, légitime, de la part des associations et des élus des DOM-TOM, de voir reconnue une part tragique de l’histoire de France. Certains détracteurs jugent cette loi aussi absurde que si la Grèce déclarait publiquement regretter l’esclavage de l’Antiquité. Pour l’historien Marcel Dorigny, « un tel argument n’a aucune pertinence : y a t il aujourd’hui une communauté identifiable qui puisse se dire directement issue de ces esclaves-là ? Non, assurément. Alors qu’à l’évidence, des dizaines de millions d’Afro-Américains, y compris les Français des Antilles, sont le résultat direct de la traite négrière et de l’esclavage colonial et que leur quotidien reste profondément marqué par cette histoire douloureuse et récente ». D’autre part, la loi Taubira ne prétend pas imposer une interprétation de l’histoire dans les programmes, contrairement à celle du 23 février 2005. Elle précise seulement que « les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent ». La loi du 29 janvier 2001, enfin, tient en une phrase : « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915. »
Interroger les rapports entre histoire et État, histoire et justice, est utile pour concilier autonomie du travail des historiens et droit de regard des sociétés. Les historiens doivent pouvoir travailler en mettant à distance le côté passionnel de certaines périodes de l’histoire, sans tomber dans l’illusion d’une objectivité scientifique totale, sans tentation corporatiste d’organisation des savoirs. Ils doivent aussi accepter un usage politique de l’histoire, légitime, par divers groupes et associations, à l’instar du combat mené par le collectif « Devoirs de mémoires ». La période actuelle pose cependant la question des priorités : l’abrogation totale de la loi du 23 février en est une, et la pétition des 19 historiens court le risque de noyer cette urgente nécessité dans un débat plus vaste.
Sylvain Pattieu

2006-02-09