« Dans mon préambule, j’avais demandé à la cour d’être prête à imaginer l’inimaginable » : David Crane, ancien procureur au Tribunal spécial pour la Sierra Leone (TSSL), résume les horreurs perpétrées, lors de la guerre civile au Liberia et en Sierra Leone, par Charles Taylor. À l’époque, la presse s’était fait l’écho des exactions de la Revolutionary United Front (RUF), milice composée, entre autres, d’enfants soldats drogués. Ils organisaient des loteries de l’amputation, où les civils prisonniers devaient choisir, par des bouts de papier, le membre qui leur serait amputé.
Pratiquant la terreur, et au bout d’une guerre civile de plus de sept ans, Charles Ghankay Taylor se fait élire au Liberia par un peuple prêt à tout pour que cesse, en vain, son martyre. Sitôt élu, les massacres à grande échelle continuent, et il lance la guerre civile au petit État voisin, la Sierra Leone, en soutenant en hommes et en armes le RUF de Foday Sankoh et Sam Bockarie. En décembre 1998, le RUF s’empare de la capitale, Freetown, avec pour mot d’ordre « No living thing » (« Plus rien de vivant »). Des milliers de gens périront. En s’installant au pouvoir, ces seigneurs de la guerre mettent la main sur les richesses naturelles, notamment les mines diamantifères (la Sierra Leone est le sixième producteur de diamant), qui leur permettent de s’approvisionner en armes.
Les armes ? Elles transitent par le pré carré africain de la France, le Niger, de l’époque du général Maïnassar ; quant à la Côte-d’Ivoire, elle sert de base arrière pour les troupes de Taylor lors de sa conquête du Liberia. Autant dire que la France était parfaitement au courant de la situation. L’argent ? En plein massacre de civils, des entreprises françai-ses continuent à piller, entre autres, les bois exotiques : « La plupart des ventes ont été effectuées par le biais de la Forestry Development Authority, chargée, en association avec la Bong Bank de Gbatu Taylor [frère de Charles Taylor], de collecter des fonds destinés à l’achat des licences et à la mise en place des taxes sur les exportations de bois débités. »1 Mieux, le groupe Bolloré profite de la situation pour acquérir 150 000 hectares d’hévéas (arbre dont la sève permet de produire le caoutchouc). La politique ? Chirac s’en charge. En septembre 1998, il invite Charles Taylor en grande pompe à l’Élysée, dix jours après le massacre de 300 personnes au motif qu’elles faisaient partie d’une ethnie rivale.
Les horreurs sont telles que, progressivement, les puissances occidentales - États-Unis, Grande-Bretagne, puis Union européenne - prennent leur distance. Mais la France voit les choses tout autrement. Pour les stratèges élyséens, c’est une opportunité de contrer l’influence américaine sur le continent et, par là même, d’augmenter la sienne en Afrique de l’Ouest, en intégrant ces deux petits pays anglophones. Ainsi, en 2003, alors que les atrocités engendrées contre les peuples du Liberia et de la Sierra Leone sont connues de tous, Chirac récidive et invite à nouveau ce boucher, le 20 février 2003, pour le 22e Sommet franco-africain. Quelques mois plus tard, il sera accusé officiellement de crimes de guerre et crimes contre l’humanité par le Tribunal spécial pour la Sierra Leone, mis en place à la suite de la résolution 1315 des Nations unies. Arrêté en 2006, Taylor sera transféré à La Haye pour y être jugé.
À nous de nous mobiliser et d’exiger la fin du soutien du gouvernement français à toute dictature, la fin de l’ingérence économique, politique et militaire de l’Hexagone sur le continent africain.
Paul Martial
1. In Niagalé Bagayoko-Penone, Afrique, les stratégies française et américaine, L’Harmattan, « Études africaines », 620 pages, 48 euros.