12 mars 2008

Il y a 20 ans, Dulcie September était assassinée à Paris

Le 29 mars 1988, la représentante de l’ANC à Paris, Dulcie September, était assassinée en pleine journée de 5 balles dans la tête au siège de l’ANC à Paris, rue des Petites Ecuries. Une poignée de militants africains et quelques personnalités, peu nombreuses, dont Pierre Juquin et quelques membres de son équipe de campagne présidentielle alors en cours, se retrouvèrent pour témoigner leur stupeur et leur solidarité. Il y a aujourd’hui un petit square à son nom, à Montreuil, là où elle résidait en France.


20 ans après, les meurtriers n’ont jamais été retrouvés. Ceux qui agissaient en France contre l’apartheid connaissaient la combativité et les convictions de Dulcie, mais cela ne suffisait pas à expliquer les raisons de son assassinat. Les médias seront prompts à évoquer les « escadrons de la mort » sud-africains. Mais cela ouvrait alors une autre question : comment auraient-ils pu agir si impunément au cœur de Paris ? Il faudra attendre 10 ans pour qu’apparaisse une partie de la vérité, lors d’enquêtes menées par des journaux sud-africains, ou lors des auditions de la commission « Vérité et Réconciliation », mise sur pied en Afrique du sud post-apartheid. Elles révélaient en fait la collaboration étroite existant à l’époque entre les services français et sud-africains.


Dulcie était une enseignante originaire du Cap qui avait rejoint le combat de l’ANC, révoltée par la manière dont étaient traités les enfants dans le système scolaire de l’apartheid. Elle était arrivée à Paris en 1984. Elle découvrit vite que la question sud-africaine n’intéressait pas vraiment les hommes politiques français. Ceux de la gauche mitterrandienne de l’époque faisaient épisodiquement de belles phrases contre l’apartheid, mais cela n’empêchait pas les grandes entreprises, et les entreprises de l’Etat français de continuer à commercer avec le régime de l’apartheid. Malgré le boycott international décidé à l’échelle mondiale, malgré le boycott officiel décidé par les Nations Unies en matière de coopération militaire, la France n’a jamais respecté ce boycott, notamment sur le charbon et le pétrole, avec Total. Elle n’a jamais cessé ses contacts avec les militaires sud-africains, et a même engagé une coopération étroite sur le nucléaire civil (y compris la coopération entre EDF et la société sud-africaine Eskom). Il faudra d’ailleurs plusieurs années avant que ne soit révélée la profondeur de cette collaboration. C’est bien l’Etat français qui permettra au régime d’apartheid de se doter de l’arme nucléaire, dans la grande stratégie de guerre froide qui appuyait le régime de Pretoria comme gendarme en Afrique. Le président De Klerk reconnaîtra après sa chute que le régime disposait de six têtes nucléaires, qui furent démantelées (par l’Etat français encore) à la fin de l’apartheid, condition posée par la « communauté internationale » à l’accession au pouvoir de Nelson Mandela.


Pour l’heure, en 1988, ce n’est pas l’activité de Dulcie, lors de maigres réunions publiques en France pour dénoncer l’apartheid, qui devaient inquiéter au point qu’on l’assassine. Elle voulait surtout agir contre le commerce illégal entre Paris et Pretoria, notamment le commerce des armes. Quelques semaines avant d’être assassinée, elle avait contacté les responsables de la « Campagne mondiale contre la collaboration militaire et nucléaire avec l’Afrique du Sud », basée à Oslo en Norvège, et avait confié à ses amis et aux responsables de l’ANC à Londres qu’elle se sentait menacée. Azir Pahad, responsable de l’ANC à Londres dira : « elle nous pressait de venir à Paris pour parler d’une question importante – je pense que cela avait rapport avec le nucléaire », comme le rapporte la journaliste Evelyn Groenink dans son enquête publiée dans le « Mail & Guardian » de Johannesburg en janvier 1998.


L’étendue des connexions franco/sud-africaines est attestée dans plusieurs enquêtes, tournant notamment autour d’un « homme d’affaire » français installé en Afrique du sud, Jean Yves Ollivier, au milieu d’une série de trafics d’armes entre Paris, Pretoria et les Comores, approvisionnant les guerres en Angola, puis plus tard le régime de Sassou N’Guesso au Congo, ou le régime rwandais du génocide, (cf. Noir Silence, F.X. Vershave, p. 137, ou La Françafrique p.199), Ces réseaux s’appuyaient sur le milieu mercenaire de Bob Denard qui régnait à l’époque sur les Comores, et ne faisait jamais rien sans l’aval des services de l’État français. Le chef des « escadrons de la mort » sud-africains, Eugène De Kock, affirmera en 1998 devant la commission « Vérité et Réconciliation » en Afrique du Sud que « les deux hommes qui ont appuyé sur la détente étaient des membres de la garde présidentielle des Comores, l’un étant Jean Paul Guerrier » (Karl Laske, « Des mercenaires français ont-ils tués Dulcie September ? », Libération du 19/02/2000). Aujourd’hui, la France officielle n’a toujours pas fait la lumière sur ces évènements.


Pour s’être mise sur le chemin de cette honteuse collaboration franco/sud-africaine au temps de l’apartheid, Dulcie l’a payé de sa vie. 20 ans après, se souvenir de son combat, c’est aussi réclamer la vérité en France sur son assassinat, c’est aussi se souvenir de ce dont sont capables, hier comme aujourd’hui, les réseaux français en Afrique.


Alain Mathieu