20 décembre 1997

Le bourbier de la Françafrique

Deux mille hommes, la Légion, avec blindés, hélicoptères, artillerie...
La France s'enfonce dans la guerre en Côte-d'Ivoire. Elle choisit de défendre un camp, celui du gouvernement à Abidjan qui continue sa propagande xénophobe contre les populations du Nord, les étrangers, les musulmans, et recrute 3000 volontaires excités dans des milices. Déjà, des charniers ont été trouvés, dont est responsable l'armée régulière dans les zones reprises aux rebelles. Si les rebelles s'appuient sur l'amertume des exclus de l'ivoirité, prônée par les gouvernements successifs, l'apparition de trois mouvements parachève un panorama inquiétant ; certains reçoivent le soutien d'éléments armés venus du Liberia de Charles Taylor, de sinistre réputation après les massacres dans ce pays. Les armes affluent des deux côtés. La Françafrique génère un type de guerre inédit, dans lequel l'ex-métropole ne parvient même plus à maîtriser le chaos qu'elle a provoqué.
Hier au Rwanda, aujourd'hui en Côte-d'Ivoire mais aussi en Centrafrique ou au Congo-Brazzaville, des peuples sont victimes de la déliquescence du système français de domination en Afrique. Car c'est bien l'ingérence permanente dans les affaires du peuple ivoirien qui rend la France responsable au premier chef de la dégradation de la situation. De la colonisation à l'après-décolonisation, rien ne s'est fait dans ce pays sans que Paris n'y soit mêlé. Tous les protagonistes de la guerre civile ivoirienne ont en France des réseaux qui les soutiennent. Les services publics, la production de cacao, presque tout est entre les mains d'intérêts français, qui représentent 60 % des investissements privés. Corollaire de cette privatisation économique, la privatisation des intérêts français qui n'obéissent même plus à une vision cohérente du point de vue de la domination française. C'est la raison des volte-face de Chirac et Raffarin. Ils ont d'abord semblé espérer un nouveau pouvoir à Abidjan, avec Bouygues qui a la maîtrise de l'eau, de l'électricité, des grands travaux, et qui voulait un Bédié ou un Ouattara à la tête du pays. Puis ils se sont rangés derrière Gbagbo et son entourage, hier suspect parce que membre de l'Internationale socialiste, aujourd'hui rallié à la chiraquie africaine. L'ingérence de la France ne peut pas être la solution tant elle fait partie du problème. Elle ne peut tarir l'approvisionnement en armes des deux camps, quand le gouvernement de Gbagbo s'équipe en Angola par les mêmes marchands d'armes impliqués dans l'"angolagate", les réseaux de Pasqua, Chirac, Jean-Christophe Mitterrand, poursuivis par une justice française que Chirac voudrait faire taire.
Quant à ceux qui alimentent la rébellion au Burkina-Faso, ils sont choyés par Paris depuis l'assassinat de Sankara. Elle ne peut empêcher l'engagement de mercenaires, dont des Français émules de Bob Denard, qui combattent auprès de l'armée de Gbagbo, alors qu'au même moment, Chirac tente d'édulcorer un projet de loi sanctionnant le mercenariat déposé en avril par le précédent gouvernement. Elle ne peut faire jouer positivement son "influence" dans la région quand elle désigne comme "médiateur" des négociations le doyen des dictateurs de la Françafrique, le Togolais Eyadema, qui vient encore de s'attribuer 72 députés sur 81 dans une nouvelle élection truquée. On nous dit que l'armée française serait là pour s'interposer et éviter des massacres : non seulement aucune autorité française n'a condamné fermement la politique de Gbagbo, mais les plans de l'état-major français sont déjà trop clairs : si la situation s'aggrave encore, ils sont là pour regrouper 60 000 personnes, dont les 20 000 français et quelques protégés, dans trois zones de regroupement (Abidjan, Yamoussoukro, le port cacaoyer de San Pedro), et non pour empêcher les exactions des militaires et miliciens ivoiriens (Libération, 13 décembre). Aucune interposition ne peut être envisagée si elle est confiée à des troupes qui feraient partie du système de la Françafrique. La France doit être dessaisie du dossier ivoirien. Ce n'est pas à l'Etat français de convoquer à Paris une "conférence des forces politiques ivoiriennes", lui qui a toujours sélectionné les dirigeants de ce pays. Le peuple ivoirien en a assez d'être la "chasse gardée" des intérêts français, dans l'indifférence des autres Etats africains et d'une ONU silencieuse face à une nouvelle politique d'épuration ethnique. Comme si on se partageait le boulot de gendarme, les USA dans le Golfe, la France en Afrique.
Pour peser en faveur d'une solution politique, démocratique, restaurant une citoyenneté pour tous, redonnant au peuple ivoirien, dans ses différentes composantes, la souveraineté sur son pays, il y a bien d'autres moyens que d'envoyer la Légion. Imposer un embargo sur les armes, interdire l'emploi de mercenaires, menacer les propagandistes de l'ethnicisme, les médias de la haine, les recruteurs de milices d'être déférés devant une justice internationale. Nous devons nous mobiliser pour que la France cesse toute ingérence, solidaires avec ceux des Ivoiriens qui résistent aux logiques de haine.
Alain Mathieu
Rouge 1997 19/12/02