24 septembre 1999

Après le reférendum - L'Algérie de Bouteflika

L'élection de Bouteflika à la présidentielle a inauguré une nouvelle période politique en Algérie. Elle a aussi suscité d'immenses espoirs, dont témoigne son écrasant succès lors du référendum-plébiscite du 16 septembre. Mais, quand les rêves se dissiperont, la confrontation sociale sera inévitable. Deux responsables du Parti socialiste des travailleurs analysent cette situation.
Elu dans des conditions qui ont discrédité le scrutin du 15 avril 1999, Bouteflika entame son mandat dans un contexte de fragilisation du pouvoir sur un fond de crise politique économique et sociale jamais atteint. Il doit gérer la donne islamiste et la nuisance du GIA. Il doit s'ouvrir à l'opposition pour atténuer le déficit de légitimité politique qui noircit la trajectoire du pouvoir militaire en Algérie. Il doit s'occuper des urgences sociales et économiques qui rendent possibles une implosion sociale. Il doit rétablir l'Algérie dans le circuit des relations étrangères pour que le pouvoir et sa bourgeoisie affairiste ne soient pas "oubliés" par la mondialisation.
Les ressorts de la crise algérienne sont connus. Ils sont d'abord historiques, au sens où la radicalité de la révolution nationaliste contre le colonialisme français n'a pas connu son prolongement sur le plan du projet de société. Comme dans la majorité des pays sous-développés, la radicalité des révoltes ou révolutions populaires se trouve dévoyée dans des dynamiques de transformations procapitalistes où le populisme des régimes autoritaires sert à brouiller les consciences sociales. L'Algérie n'a pas échappé à ce processus, malgré les potentialités de "révolution socialiste" qui existaient. La dimension historique de la crise est toujours là, au sens où la voie de développement national engagée de façon volontariste par la bureaucratie bourgeoise des années 1960-70 a échoué et que l'intégration capitaliste de l'Algérie dans la globalisation est toujours tardive.
L'impuissance de la bourgeoisie algérienne et de son capitalisme est double. Elle s'exprime dans l'échec de la voie national-capitaliste de développement et dans l'accès tardif à la mondialisation capitaliste. Cette impuissance a permis d'élargir les bases rentières de l'accumulation bourgeoise et d'ouvrir la voie à un capitalisme débridé. La bourgeoisie algérienne, cristallisée fortement dans les appareils de l'Etat et de l'armée, et élargie aujourd'hui à des composantes assez lumpen, a tourné le dos à la société et à tout projet économique et social pouvant réhabiliter une économie de besoins sociaux. Le résultat est là. Douze millions d'Algériens sont installés dans la pauvreté ; 30 % de la population active est au chômage ; 7 millions d'Algériens sur un total de 30 millions sont analphabètes ; le niveau de vie a baissé de 50 % en moins de dix ans ; le déficit de logement est de 2 millions et 15 millions de personnes attendent un logement décent.
L'industrie déstructurée licencie et se compradorise dans la privatisation. L'agriculture est livrée à la spéculation foncière libérée par les nouvelles lois. Les enjeux fonciers mettent en scène les éléments de la bureaucratie militaire et des appareils de l'Etat avec les affairistes de la seconde génération, trabendistes de la valise devenus importateurs de containers. L'industrie, sur injonction du FMI est livrée au "dinar symbolique" aux firmes étrangères que l'insécurité de ces 7 ans continue à faire hésiter.
Une économie débridée
L'économie de production que le régime de Boumédienne a essayé de matérialiser a laissé place en moins de 5 ans à une économie débridée où le commerce privatisé devient l'essentiel de l'activité économique et l'espace le plus concentré des profits et rentes accumulés par la bourgeoisie affairiste algérienne.
Les lois de l'économie de marché algérienne sont fondées sur la culture de l'informel. Des centaines de milliards d'impôts non payées au trésor font de la fraude fiscale un élément moteur de l'accumulation capitaliste compradorienne. Le transit des marchandises se structure autour d'une corruption massive destructrice de l'économie. Bouteflika lui-même a été obligé de reconnaître cet état de fait dans ses discours, dénonçant la douane et la gendarmerie. L'économie de marché se définit dans les faits comme le principe "d'arnaquer l'Etat", son domaine et ses finances, par tous les moyens.
Des silences éloquents
L'économie algérienne revisitée par le FMI et le modèle néolibéral se résume à peu de chose : 11 milliards de dollars de recettes pétrolières dont 300 millions de dollars de recettes hors hydrocarbures. Cinq milliards de dollars sont destinés à rembourser la dette annuellement, 3 milliards servent à financer les importations alimentaires et 500 millions les achats de médicaments. Le reste se répartit entre les importations d'équipements et le financement des investissements de la Sonatrach (principale société d'extraction d'hydrocarbures). Bouteflika voulait prouver qu'avec 11 milliards de dollars et 38 millions de tonnes de pétrole pour une population qui avoisinera d'ici quelques années les 38 millions d'habitants, il n'y a plus rien pour le peuple algérien.
Dans ses chiffres, Bouteflika a oublié de faire parler les chiffres sur la répartition des richesses en Algérie, sur l'utilisation de l'argent public et sa destination privée, sur l'accumulation de grosses rentes et profits aux mains d'une fraction infime de la population et sur les indicateurs d'une véritable misère sociale qui s'installe au sein de larges couches de la société. La mise au travail généralisée qu'il propose est une idée potentiellement intéressante à condition qu'il remette en cause l'option néolibérale et la tendance mercantiliste du capitalisme algérien, et qu'il réorganise le système actuel en le fondant sur le principe d'une économie de production, connectée aux besoins sociaux des classes populaires et déconnectée partiellement de la mondialisation. La nature sociale du pouvoir et les alliances d'intérêt qui se sont cristallisées autour de sa candidature l'empêcheront certainement de s'engager sur cette voie.
La concorde civile
L'élection contestée de Bouteflika en avril 1999 a donc été relayée par un référendum qui conforte nettement celui-ci dans son programme dit de "concorde civile". De quoi s'agit-il vraiment ?
La guérilla islamiste et les réseaux de soutien qu'elle a pu asseoir dans les couches populaires ont constitué un facteur de blocage sérieux dans le redéploiement du capitalisme algérien dans le marché mondial et un obstacle à la perspective obligée d'une reconnexion de la bourgeoisie affairiste avec les acteurs de la mondialisation, en particulier les firmes multinationales et les Etats de l'OCDE.
Pendant des années le FIS puis son expression armée et le contexte de guerre civile larvée ont participé à l'enrichissement et au bradage du secteur public à la faveur de la privatisation, et cela par la caste militaire et ses relais. Certaines fractions de la bourgeoisie ont ainsi pillé l'économie. Cette convergence objective devenait un handicap à une remise en ordre des choses après le désordre économique et social organisé. Il fallait, d'abord, voir clair dans la nouvelle configuration des intérêts après cette redistribution presque anarchique des richesses. Une visibilité plus claire du bloc social qui porte le pouvoir algérien était nécessaire, aussi bien pour un réajustement des alliances de classe au sein de la bourgeoise, toutes fractions confondues, que pour une meilleure appréciation des possibilités de valorisation impérialiste des capitaux et intérêts stratégiques des acteurs de la mondialisation, ainsi que ceux fortement impliqués dans la libéralisation forcenée de l'économie algérienne (firmes américaines japonaises et anglaises présentes dans les hydrocarbures, firmes de médicaments dont Rhône Poulenc et Pfizer, firmes de l'agroalimentaire, Daewoo, etc.).
La remise en ordre ne peut être qu'autoritaire et exige une marge d'autonomie sérieuse de Bouteflika par rapport à ses soutiens dans l'armée ou à la pression populaire aspirant au changement. L'audace qu'il affiche depuis son élection est confortée par les résultats du référendum. Cela suffira-t-il à ancrer durablement son image de sauveur providentiel dans la conscience sociale ?
Le projet de "concorde civile" est fondé sur l'idée de réconcilier tout le monde avec tout le monde, en fermant les yeux sur tout ce qui s'est passé. Le militaire qui a torturé et assassiné a fait son devoir, le terroriste de l'AIS et du GIA qui a tué ou violé est un égaré. Ceux qui ont subi les affres de cette "guerre civile" doivent oublier. Il n'y aura ni compte à rendre ni responsabilités à situer.
La concorde de Bouteflika intervient dans un contexte où le face-à-face pouvoir-GIA a mis en évidence l'impossibilité d'une victoire militaire de la guérilla islamiste, de même qu'il a mis à nu les limites, les faiblesses et l'inconséquence des groupes islamistes armés. Harcelés par l'armée dans les maquis, ayant perdu les réseaux de soutien logistique dans les villes, de plus en plus dépourvus d'armement compte tenu de l'élimination d'une bonne partie des réseaux installés en Europe, vivant dans un dénuement physique et psychologique, les militants armés au maquis avaient le choix entre la logique suicidaire ou la reddition négociée avec l'Etat que Bouteflika transforme en "paix des braves".
On comptabilise 3 000 militants islamistes concernés par les mesures de Bouteflika et dont la majorité a déjà été libérée. Plus de 250 militants appartenant au GIA se sont rendus en quelques semaines ; mais durant la même période, il y a eu autant d'assassinats. Quelques centaines d'islamistes continuent à perpétrer leurs horreurs sur les populations civiles. Les maquisards du GIA ont jusqu'au 13 janvier pour se rendre. Bouteflika saura-t-il les convaincre ?
Un tribun
Le populisme de Bouteflika à la limite du vulgaire, son autoritarisme caricaturé par des colères publiques, son côté tribun, ses audaces parfois surprenantes dans ses argumentaires, bousculant des tabous (évocation positive des juifs d'Algérie à Constantine, réintroduction du français dans tous ses discours...), tout cela lui donne un style inhabituel. Son expérience des relations internationales et une relative intelligence lui permettent d'asseoir une image d'homme d'Etat consistant et apte à offrir une issue à la crise du pays. En dénonçant les abus, la corruption, le bradage du secteur public et l'enrichissement tous azimuts, Bouteflika cible la bourgeoisie affairiste et séduit le peuple appauvri. En critiquant les services de sécurité, en justifiant presque la guérilla islamiste et en dénonçant le système de pouvoir et les décennies noires de ceux qui l'ont précédé, Bouteflika cible l'armée et les clans du pouvoir, il conforte le sentiment de hogra (mépris et injustice) qui prédomine dans la population et chez les islamistes. En maltraitant le peuple dans ses discours, l'accusant de paresse, d'être corruptible, rentier et servile, Bouteflika installe le peuple dans une logique d'autoflagélation. Bref, il tape sur tout le monde et se met au-dessus de toutes les classes, de tous les clans, de tous les partis, de toutes les forces sociales et morales qui n'ont pas été capables de surmonter la crise de l'Algérie. Bonaparte coléreux, mais bien instable dans ses idées, Bouteflika joue à la providence éclairée "qui a tant manqué à ce pays". Entre l'audace de ses discours et l'enlisement rapide dans la réalité, il occulte la crise sociale, refuse toute logique revendicative, suggère clairement une gestion autoritaire et quasi despotique, se proposant de "nettoyer" un peu les rangs de la nomenclature administrative.
Les mois qui viennent sont imprévisibles tant les enjeux sont considérables et les alliances de clans autour de Bouteflika incertaines. Il reste que la société, momentanément obnubilée par le style Bouteflika, sera amenée à reconquérir ce qu'elle a perdu par la tragédie des années 1990. Il faudra se battre pour les libertés démocratiques et contre l'encadrement militaro-sécuritaire de la société. Le droit à l'emploi et au logement social doit être reconquis pour tous comme le stipule la Constitution. Une politique de la ville doit atténuer les souffrances quotidiennes des Algériens (eau, transports, hygiène, loisirs). Une éducation démocratisée, moderne et non sélective, doit être rétablie.
La confrontation sociale sera inévitable car ceux qui ont dépouillé les classes populaires et le salariat algérien de leurs droits élémentaires, et les ont installés dans la précarité, ne sont pas prêts à partager ce qu'ils ont accumulé par le pillage, les rentes ou les profits d'une économie de marché dévoyée et bazarisée. A ce moment-là, l'admirateur de De Gaulle aura peu de marges de manuvre pour réguler les désespoirs sociaux. L'alternative antilibérale est plus que jamais d'actualité.
A Constantine, Najib Abdou