10 mai 2001

Algérie - La Kabylie ne désarme pas

Le discours de Bouteflika, le 30 avril, n'a pas calmé les esprits en Kabylie, où le mouvement populaire s'organise. "Rouge" a interviewé Baddredine Djahnine, militant du Parti socialiste des travailleurs à Béjaïa.
- Quelle est la situation actuelle en Kabylie?
Baddredine Djahnine - Le soulèvement populaire provient d'une double frustration, culturelle et sociale. Il y a un chômage de plus de 40% dans la région, beaucoup d'usines ont fermé, il n'y a pas de logements... Par rapport à ça, le discours de Bouteflika n'a rien amené de particulier, c'est la langue de bois éternelle. Il y a eu plus de 40 morts reconnus par le ministère de l'Intérieur, ce qui est très important: ce sont les chiffres d'une guerre! Et la répression est terrible, la police a tiré avec de vraies balles. Face à cela, les jeunes, qui réagissent un peu comme le "bras armé" de la révolte populaire, sont très vindicatifs. Ce sont de véritables kamikazes... On n'a jamais vu ça avant. Mais ils sont parties prenantes du début de structuration du mouvement.
- Comment s'organise la contestation?
B. Djahnine - Les comités étudiants, les syndicats d'enseignants, les syndicats des travailleurs de l'éducation et quelques comités de villages et de quartiers ont commencé à donner un embryon d'organisation à la base, au niveau des villages et des villes. Ils ont mis en place une plate-forme revendicative: ils demandent le départ du gouvernement, la démission du Premier ministre, du ministre de l'Intérieur, des préfets des villes où il y a eu les assassinats de jeunes; ils revendiquent aussi un plan économique particulier, une sorte de plan Marshall pour le logement et le travail.
Les syndicats des travailleurs de l'éducation ont un rôle de premier plan, d'organisateurs de ce début de mouvement. Et ils donnent un contenu plus social. Dans le mouvement berbère, c'est la première fois depuis des années qu'une dynamique s'enclenche, sociale et culturelle, où le social se lie clairement avec la revendication culturelle. Les appels à la grève sont suivis par les autres secteurs de l'économie.
- Béjaïa apparaît comme la ville où la contestation est la plus structurée.
B. Djahnine - Il y a un itinéraire particulier de la Kabylie, et en particulier de la région de Béjaïa qui, à partir de la fin des années 1980, a été fécondée par les militants d'extrême gauche dans l'organisation des quartiers, des villages, des syndicats. Dans ces événements, la ville de Béjaïa apparaît comme la plus organisée. La jonction entre dimensions sociale et culturelle ne s'est jamais faite aussi clairement. C'est un phénomène nouveau.
Si le mouvement continue, cette structuration peut progresser. C'est la première fois que le mouvement de masse se donne un début de structuration sérieuse, démocratique. Mais dire qu'elle va tenir dans le temps... C'est le grand pari à tenir.
- Que se passe-t-il dans le reste de l'Algérie?
B. Djahnine - A Bordj Bouararidj, à côté de Sétif, il y a eu une marche de 10000 personnes. C'est la seule manifestation de solidarité massive dans une région arabophone. Mais dans les grandes universités, à Alger, Oran et Constantine, les étudiants ont créé des comités de solidarité, il y a même eu une manifestation devant le Palais du gouvernement jeudi 3 mai. Ils n'ont pas été réprimés, parce que le pouvoir a peur que cela n'entraîne des émeutes sociales à Alger.
Il faut signaler aussi qu'à Alger, le pouvoir a laissé le Front des forces socialistes (FFS) marcher. Le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), qui vient de quitter le gouvernement, ne représente plus rien. Le pouvoir se cherche un nouvel interlocuteur. Il préfère avoir affaire à un canalisateur comme le FFS qu'aux comités de quartiers et villages auto-organisés. Heureusement, le FFS est complètement discrédité en Kabylie.
- D'après toi, que va faire Bouteflika?
B. Djahnine - Pour le moment, il cherche à canaliser le mouvement et à gagner du temps. Il propose une "commission d'enquête" bidon, alors que les commanditaires, c'est clair, ce sont les galonnés de l'armée et de la gendarmerie qui ont donné l'ordre de tirer... Je pense qu'il va continuer à réprimer.
Le pouvoir fait tout pour limiter le problème à la question culturelle, en particulier ces derniers jours, ce qui est faux, fondamentalement. Mais c'est un moyen d'occulter l'aspect social. Il y a une sympathie incroyable pour le mouvement dans les régions arabophones. C'est pour ça que si le mouvement persiste, il est possible qu'il s'étende.
Propos recueillis par Marine Gérard et Sami Zakaria