14 novembre 2003

Les quotas de l'Europe forteresse - L'immigré n'est pas une marchandise

Depuis le Conseil européen de Tampere en 1999, l'Europe forteresse se démarque de l' "immigration zéro". Mais pas pour donner plus de droits aux migrants.
"Nous avons besoin des immigrés, mais ils devront être choisis, contrôlés et placés au bon endroit", déclarait le président de la Commission européenne, Romano Prodi, en septembre 2000. Depuis le Conseil européen de Tampere, consacré en octobre 1999 à "la création d'un espace de liberté, de sécurité et de justice dans l'Union européenne", l'Europe forteresse a certes décidé de se démarquer du mot d'ordre d'"immigration zéro", mais pour passer à une conception utilitariste de l'immigration, appelée à répondre aux exigences patronales. "L'immigration n'est pas un droit, mais une opportunité", déclare le commissaire européen Vitorino (Le Monde du 3 octobre 2003), qui annonce la définition de quotas par pays et par profession.
La sélection des migrants par quotas est déjà à l'oeuvre dans certains pays d'Europe. En France, les patrons y sont favorables, mais les réticences sont nombreuses. Fin octobre, le Conseil économique et social (CES) s'est ainsi démarqué des mesures qui durcissent les conditions d'entrée et de séjour dans la loi Sarkozy sur la "maîtrise de l'immigration". Partant du constat que "l'économie française aura besoin d'immigrés de niveaux de qualification très diversifiés", le rapport du CES propose non des quotas, mais "la régularisation des travailleurs en situation irrégulière présents dans notre pays", "la progression du solde migratoire de 10 000 immigrants de plus chaque année", le droit de vote aux élections locales et même l'ouverture des emplois publics aux étrangers.
Les représentants patronaux au CES ont voté contre ce rapport. Le président du groupe des entreprises privées lui oppose le concept des quotas : "L'appel à l'immigration doit répondre à des besoins spécifiques de main-d'oeuvre qualifiée" et "doit se faire en analysant les besoins métier par métier". Le ministère de l'Intérieur est en train de créer des guichets-entreprises, auxquels les patrons pourront adresser des demandes groupées de contrats à durée limitée. Des bras pour les emplois saisonniers, des cerveaux pour l'informatique : c'est la version moderne du marché aux esclaves.
La politique européenne se communautarise dans le sens d'une sélection harmonisée de la main-d'oeuvre et, parallèlement, dans celui d'un durcissement à l'encontre de ceux ou celles qui n'auraient pas le profil : demandeurs d'asile, candidats au regroupement familial... Ainsi s'expliquent les lois liberticides qu'adoptent les pays européens. Très semblables entre elles, elles anticipent sur ce que sera la prochaine législation communautaire. En France, la loi Villepin sur le droit d'asile et la loi Sarkozy sur l'immigration en témoignent.
La loi Villepin restreint le droit d'asile en déboutant les demandeurs à tour de bras et en rejetant les réfugiés reconnus vers des pays prétendument "sûrs" qu'ils auraient traversés, voire dans une autre région du pays qu'ils fuient. Le ministre des Affaires étrangères appelle cela "l'asile interne". Fin octobre, à La Baule, les ministres de l'Intérieur du groupe des Cinq (Allemagne, France, Italie, Espagne et Grande-Bretagne) ont élaboré une liste de "pays sûrs" qui permettra de ne pas examiner les demandes d'asile.
Avec la loi Sarkozy, les empreintes digitales des demandeurs de visa de tourisme seront systématiquement fichées. De même, à La Baule, les Cinq ont décidé l'introduction des données biométriques dans les visas valables au sein de l'espace Schengen (1). Les maires pourront refuser de délivrer des attestations d'accueil et ficheront les demandeurs. Ils pourront s'opposer au regroupement familial et au mariage d'un sans-papier. Pour obtenir la carte de résident, le conjoint de Français devra prouver deux ans de vie commune au lieu d'un. La carte de séjour de dix ans ne pourra être demandée qu'après cinq ans de séjour régulier, au lieu de trois jusqu'ici. L'étranger est donc un expulsable en sursis. Le gouvernement durcit la précarité du séjour pour étendre la précarité dans le travail. Durcissement des conditions d'entrée et de séjour et ouverture sélective à une main-d'oeuvre utile sont bien les deux faces de la même politique libérale.
Des quotas européens par nationalité ne valent pas mieux que par profession : c'est un moyen pour l'Europe de sous-traiter la répression des migrants. Les pays tiers se voient proposer des quotas d'entrée en échange d'accords de réadmission : ils s'engagent à reprendre les sans-papiers arrêtés, aussi bien leurs ressortissants que ceux qui ont transité par leur territoire. Du coup, les Etats du Sud ferment leurs frontières à ceux qui voudraient gagner l'Europe. C'est le "deal" que propose Sarkozy à chaque déplacement en Algérie, en Roumanie, au Mali : des aides économiques conditionnées par une coopération policière et des accords de réadmission. On mesure l'hypocrisie des discours sur le "codéveloppement" dans la bouche d'un Chirac.
La Commission européenne approuve les "nouvelles possibilités offertes par l'accord général OMC sur le commerce des services" (AGCS) pour sélectionner les travailleurs migrants. Selon le mode 4 de l'AGCS, un fournisseur de services d'un pays A pourrait faire appel à du personnel d'un pays B aux conditions sociales inférieures. En d'autres termes, une entreprise française peut faire venir des salariés d'une entreprise étrangère sans respecter les conventions collectives ni le Code du travail. Les patrons des Chantiers navals de Saint-Nazaire ont anticipé l'accord en élaborant ce qu'ils ont élégamment appelé un "montage exotique" : des salariés de pays à faible coût de main-d'oeuvre sont "délocalisés sur place", se voyant parfois confisquer leur passeport. Des travailleurs indiens se sont révoltés et ont obtenu le respect du Code du travail. Des Roumains, qui avaient dû payer dans leur pays un droit d'embauche, ont aussi mené une action victorieuse cet été. Mais si l'AGCS est approuvé, le droit pour les patrons de ne pas respecter le Code du travail en recourant à des travailleurs temporaires venus de pays à faible salaire deviendra la règle.
Après avoir été stigmatisés en tant que "problème", les immigrés deviendraient-ils une "solution" ? Cet eugénisme migratoire est caractéristique du capitalisme libéral. Avec la législation européenne en préparation, on verra encore de nombreuses victimes de l'Europe forteresse dans les trains d'atterrissage des avions comme sur les côtes méditerranéennes. Contre l'OMC, tous les travailleurs d'Europe doivent réaffirmer que les immigrés ne sont pas des marchandises et que l'intérêt commun, c'est l'égalité des droits.
Emmanuel Sieglmann
1. Allemagne, Autriche, Belgique, Espagne, France, Grèce, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal.

Repères
Le FSE est l'occasion de dégager des revendications communes à partir de celles qui surgissent des luttes.
1. Pour le droit au séjour : la régularisation de tous les sans-papiers en Europe ; l'arrêt des expulsions et la fermeture des centres de rétention ; la liberté de circulation et d'installation, l'abrogation des lois anti-immigrés.
2. Pour une citoyenneté européenne de résidence : une souveraineté populaire, et non strictement nationale ou européenne, ouverte y compris aux immigrés des pays tiers qui vivent en Europe ; le droit de vote et d'éligibilité à toutes les élections, pour tous les habitants ; l'accès automatique à la nationalité pour les enfants nés dans un pays européen.
3. Pour l'égalité des droits : le refus des discriminations à l'emploi, au logement, au salaire, à la formation, aux prestations sociales ; l'accès à tous les emplois publics ou privés sans condition de nationalité ; le respect de la diversité culturelle ; l'abolition de toute forme de "double peine".
4. Pour le droit d'asile : le respect intégral du droit d'asile, sans restriction à l'application de la Convention de Genève ; le libre choix du pays de demande d'asile et la possibilité de déposer des demandes dans plusieurs pays ; le droit au travail pour les demandeurs d'asile.
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En Espagne, le durcissement

Antonio Gomez Movellan est militant de la IVe Internationale et d'Espacio alternativo dans l'Etat espagnol.
- Que contient la nouvelle loi sur l'immigration du gouvernement Aznar, adoptée le 2 octobre dernier ?
Antonio Gomez Movellan - Elle se met à la page européenne : contrôle renforcé des frontières, "quotas de travail" (1), arbitraire administratif et lutte contre les "clandestins". Il y a en Espagne près de 700 000 sans-papiers ; 80% des immigrés ayant un titre de séjour ont été régularisés en marge des lois. La dernière loi durcit tous les aspects liés à l'expulsion et permet de rejeter les demandes sans examen. Les immigrés débarquant sur les côtes seront, en plus du rapatriement, frappés d'une interdiction de présence sur le territoire de trois à dix ans. Les centres de rétention sont soumis à un régime quasi pénitentiaire. Le "quota de travail" est l'élément essentiel d'entrée sur le territoire. La possibilité d'être régularisé après trois ans de présence sur le territoire est supprimée. Toutes ces rigidités encouragent la clandestinité.
- Le PSOE (parti socialiste espagnol) a voté cette loi...
A. G. Movellan - Le PSOE et le Parti populaire d'Aznar assument le même discours sur l'immigration. La xénophobie grandissant, c'est à qui se montrera plus "dur" en vue des prochaines législatives. Le PSOE agite le thème de "l'insécurité urbaine". Les deux principaux partis génèrent une vaste et dangereuse xénophobie.
- Quel rôle doivent jouer les altermondialistes dans la lutte contre la politique européenne anti-immigrés ?
A. G. Movellan - D'une part, ils doivent dire clairement que l'immigration fait partie de l'histoire européenne et que son augmentation s'inscrit dans un cycle économique d'expansion conjugué à une crise démographique. D'autre part, ils doivent réclamer la pleine intégration des immigrés comme citoyens, y compris par le droit de vote.
En Hollande, en Autriche, en Suisse récemment, les partis néofascistes deviennent incontournables. La République française a dû choisir entre Chirac et Le Pen. Les politiques xénophobes déportent vers la droite l'ensemble du système politique et débouchent sur une sorte de néofascisme institutionnel. Prévenir ce danger et lui faire front est une urgence.
Propos recueillis par E. S.
1. Quotas d'entrée sur le territoire établis en fonction des besoins économiques.
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Discriminations cumulées

Les femmes immigrées cumulent les discriminations. En France, c'est particulièrement net concernant l'emploi. Si le taux de chômage des Françaises s'élève à 11 %, contre 7,7 % pour les hommes, il monte à 25,6 % pour les étrangères... et à 41 % si elles sont maghrébines (Insee, "Enquête emploi 2000"). Le temps partiel imposé, qui touche de nombreuses femmes, frappe plus durement encore les femmes immigrées.
Quant à l'accès au séjour, ce sont les femmes sans-papiers qui subissent le plus de discriminations. La législation ne les considère qu'en tant qu'épouses ou mères, et écarte celles qui ne peuvent faire valoir de liens familiaux, renforçant leur dépendance au "chef de famille". Avec la loi Sarkozy, celles qui rejoindront leur mari dans le cadre du regroupement familial n'auront plus accès comme eux à la carte de résident, mais à une carte précaire de un an. Si le mari est polygame, malheur à la deuxième épouse, contrainte à la clandestinité et soumise au chantage permanent : répudiée, elle se retrouvera à la rue. Les jeunes femmes fuyant un mariage forcé ne trouvent pas asile en France ou en Europe : au contraire, les charters de Sarkozy sont prêts à les reconduire vers l'enfer familial. Nombreuses sont celles que l'absence de titre de séjour a contraintes à l'esclavage domestique. L'absence de papiers et le harcèlement policier renforcent également l'emprise des proxénètes.
Quelle que soit la situation des immigrées, les raisons ne manquent pas de réclamer l'égalité des droits et la régularisation de toutes.
E. S.
Rouge quoti' deux 14/11/2003