18 novembre 2004

CÔTE-D’IVOIRE - Au bord du gouffre

Rien de ce qui se fait ou se défait en Côte-d’Ivoire n’est étranger aux influences des intérêts de la Françafrique. Chirac et Gbagbo conduisent aujourd’hui le pays à une impasse sanglante.

Après trente ans de règne du dictateur Houphouët-Boigny, qui protégeait les grands intérêts français, ceux-ci raflèrent la mise lors de la vague des privatisations des années quatre-vingt-dix : à Bouygues, le BTP, l’eau et l’électricité ; à Bolloré, le bois et les plantations, le transport, les ports ; à France-Télécom, le téléphone ; à la SNCF, le chemin de fer ; à Total, Shell, Texaco et Mobil, les raffineries. Les filières café et cacao, privatisées, sont désormais aux mains de multinationales françaises, européennes ou américaines. Ayant bradé à bas prix ses principales ressources, l’État est ruiné. C’est cette impasse qui explique la « clanisation » de la vie politique et l’éclatement de l’État ivoirien. Les successeurs d’Houphouët, de Bédié à Gbagbo, ont activé clivages ethniques et antagonismes religieux : chrétiens contre musulmans, sudistes contre nordistes, « Ivoiriens authentiques » contre « allogènes ». Pour éliminer un concurrent - Ouattara, musulman du Nord, ancien Premier ministre et haut fonctionnaire du FMI - pourtant ami de Bouygues, on édicta une Constitution taillée sur mesure (par des experts français). Pour l’empêcher de se présenter aux élections, on exclua ceux de « nationalité douteuse ». En 2000, les partis d’opposition ayant appelé au boycott, il y eut moins de 30 % de votants. C’est ainsi que Gbagbo, opposant de gauche, membre de l’Internationale socialiste, gagna l’élection. Le gouvernement Jospin, puis celui de Chirac, peu regardants sur le discours de Gbagbo - « la Côte-d’Ivoire aux vrais Ivoiriens » - l’ont reconnu comme gouvernement légitime. La logique ethniste s’est accrue et a provoqué une nouvelle rébellion militaire en 2002. Le pays est désormais divisé en deux. Derrière chacun des camps, on trouve un morceau de la Françafrique : Bouygues, Vivendi et les amis du Burkina derrière la rébellion ; Bolloré et de nombreuses entreprises et réseaux françafricains du côté de Gbagbo. Loin d’empêcher la guerre civile et de protéger les populations, l’intervention française suscita des manifestations antifrançaises. Chirac finit par soutenir Gbagbo, qui contrôle la partie « utile » et riche du pays, là où sont les entreprises françaises et les plantations. Les deux camps continuant de s’armer, l’affrontement était inévitable. En mars 2004, une marche pacifique de l’opposition était dispersée dans le sang. Les militaires français, censés « protéger les populations » ne bougèrent pas. Quand l’armée ivoirienne lança son offensive contre une rébellion affaiblie, les militaires français s’interposèrent d’abord mollement, annonçant à l’avance qu’ils n’avaient pas les moyens de s’opposer aux exactions prévisibles. Il fallut l’attaque des positions françaises, et les neuf soldats tués par l’aviation ivoirienne, pour que Chirac ordonne une riposte, suivie d’une chasse aux Français par les milices du pouvoir. Le mot d’ordre « à chacun son Blanc » n’a rien d’anti-impérialiste. Le viol des femmes blanches, mais aussi des Africaines « étrangères » est une arme des politiques d’épuration ethnique, pas des luttes de libération nationale. On parle beaucoup des exactions contre les Français, exposés par la faute de la politique de Chirac. Mais on parle moins de celles qui ont frappé les Ivoiriens considérés comme « étrangers ». L’armée française ne peut être un facteur de paix sur ce continent, ni « éviter le pire ». Soit elle ne fait rien, soit elle verse de l’huile sur le feu. Malgré toutes les méfiances que nous devons avoir sur la volonté des gouvernements africains et de l’ONU, l’urgence impose pourtant une interposition militaire en Côte-d’Ivoire et un embargo sur les armes pour les deux camps. Des troupes de pays de l’Union africaine, qui soient non directement partie prenante du conflit, doivent être déployées à la place de l’armée française, pour protéger toutes les populations, imposer un cessez-le-feu et aboutir à la seule issue démocratique : des élections générales où chaque résident ivoirien, quelles que soient sa région, son origine, sa religion, élise une Assemblée qui prendra les choses en main, désignera un gouvernement qui ne sortira ni de conclaves à Paris, ni d’une guerre civile où aucun des deux camps ne représente la légitimité populaire.
Alain Mathieu

Rouge 2004-11-18