19 mai 2005

De Sétif à la loi du 23 février

Tribune de Claude Liauzu

Le 8 mai 1945, alors que la France fête la fin de la guerre, dans le département de Constantine, une manifestation d’Algériens revendiquant la libération de la grande figure du nationalisme - Messali - tourne à « une tragédie inexcusable », selon la formule de l’ambassadeur de France en mars dernier. Scénario classique de la situation coloniale : à Sétif, la répression du défilé suscite une émeute où 110 Européens sont tués, dix viols sont commis. La riposte est disproportionnée, comme c’est la règle. 40 000 hommes y sont engagés avec l’aviation - dont le ministre est alors le communiste Charles Tillon, l’un des héros de la Résistance. Pire encore, des milices d’Européens se livrent à des exactions et à des massacres. Combien de morts ? Cent musulmans au moins pour un Européen. Après Sétif, le fossé entre les communautés ne sera jamais comblé, et les affrontements des années 1954 à 1962 sont comme programmés.
Aujourd’hui encore, la guerre d’Algérie n’est pas finie : elle a laissé en héritage des guerres de mémoires auxquelles se livrent pieds-noirs et anciens du contingent surtout. Au contraire, le pays profond s’empresse de tourner la page, les promesses des Trente Glorieuses faisant oublier « la boîte à chagrins » algérienne, comme disait de Gaulle. La France officielle a choisi pendant un demi-siècle le silence.
Ce silence n’est plus possible aujourd’hui en raison d’un ensemble de facteurs. Le retour du refoulé de la Shoah a été suivi par celui de la torture et de l’esclavage, ouvrant une brèche de plus en plus béante dans le dispositif d’occultation. Après avoir été condamné à Bordeaux pour son rôle sous Vichy, Maurice Papon a perdu un procès en diffamation sur sa responsabilité dans le massacre de manifestants désarmés le 17 octobre 1961. Les plus hautes autorités de l’État, comme on dit, ont dû suivre.
Aussi la classe politique a-t-elle choisi depuis quelques années de satisfaire, dans le désordre et la confusion, certaines demandes : loi de 1999 reconnaissant enfin la réalité de la guerre d’Algérie, loi de 2001 reconnaissant l’esclavage comme crime contre l’humanité, hommage aux Harkis... Dernière en date, la loi du 23 février 2005 « portant reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » prétend, dans un article 4 scandaleux, contraire à la tradition laïque et à la liberté de pensée, imposer une histoire officielle : « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit. »
Mal français ? Les manuels japonais, dans le contenu duquel l’État intervient directement (risque que fait peser en France aussi cette loi), viennent de rallumer le contentieux avec la Chine en niant les massacres en Mandchourie et avec la Corée en occultant la prostitution forcée. En Autriche, les insoumis de la Deuxième Guerre ne sont toujours pas réhabilités, le Parlement s’y étant refusé. Quant aux États-Unis, les élections récentes ont opposé un président qui n’a pas combattu à un Kerry à la fois combattant médaillé et pacifiste. En Russie, la Douma s’élève contre « toute révision du rôle du peuple soviétique » (entendons de ses dirigeants) dans la lutte contre l’Allemagne nazie.
En France, c’est une configuration analogue qui a provoqué cet article 4. Sur fond d’électoralisme et de complaisance, on a laissé se développer une offensive d’activistes de la mémoire, de groupes de pression « nostalgériques », dont certains participants sont proches de l’extrême droite. Dans plusieurs villes, à leur initiative, des rues ont été baptisées « Général-Salan », des monuments commémoratifs en l’honneur des morts pour l’Algérie française ont été élevés, comme prochainement à Marignane. Une caricature du Canard Enchaîné fait dire au général Aussaresses qu’il est ravi de la loi du 23 février. On le comprend, puisqu’il peut y lire son « rôle positif ». Mais cela n’est pas suffisant par exemple pour l’association Jeune Pied-Noir et le Cercle algérianiste, qui veulent obtenir la « reconnaissance officielle par l’État français de la responsabilité de la Ve République dans le massacre de 150 000 harkis et de leurs familles et dans la disparition de 25 000 pieds-noirs après le 19 mars 1962 » (chiffres que les historiens ne reconnaissent pas, qui ne sont pas établis sur des documents). On ne saurait, comme le prétend Jeune Pied-Noir, parler de « génocide », pas plus qu’on ne peut assimiler les conquêtes coloniales françaises à des génocides. Cela n’enlève rien à la gravité des crimes commis par le FLN, des règlements de compte et des débordements de haines qui caractérisent la fin du drame algérien, cela n’enlève rien au malheur des harkis : on doit respect aux morts et la vérité aux vivants.
Cette situation appelle une réaction vigoureuse et urgente. C’est le sens du mouvement engagé par la pétition des historiens parue dans Le Monde du 25 mars. Elle demande l’abrogation de l’article 4 et, dans l’immédiat, veut empêcher son application. L’appel a eu un écho très important, puisque plus de mille signatures ont été envoyées en trois semaines seulement. Des enseignants se sont engagés à ne pas enseigner le « bon vieux temps des colonies ». Le Snes, à l’unanimité lors de son dernier congrès, demande aussi l’abrogation de cette loi. La Licra a fait de même ainsi que la Ligue de l’enseignement. La Ligue des droits de l’Homme, le Mrap, le Syndicat de la magistrature et de nombreuses autres associations soutiennent l’appel des historiens. Dans l’immédiat, le but est d’obtenir des questions écrites par des députés et des sénateurs.
Contre ceux qui veulent instrumentaliser le passé à des fins politiques, la vérité est toujours bonne à dire.
Claude Liauzu

Rouge 2005-05-19