24 décembre 2005

Algérie - Les fables de Bouteflika

L’état de santé du président algérien - sorti du Val-de-Grâce à Paris il y a peu - laisse planer de sérieux doutes quant à sa capacité à gérer son pouvoir, et pourrait plonger le régime dans une zone de turbulences. Les alliés de Bouteflika le présentent comme l’homme ayant apporté paix, reconnaissance internationale, stabilité politique et prospérité économique à l’Algérie. La réalité est beaucoup moins idyllique.

Loin de l’homme providentiel, Bouteflika n’aura été - à son arrivée - que l’instrument d’un arrangement préparé de longue date entre militaires et islamistes armés. Les années passant, il est désormais clair que le fil d’un dialogue entre l’armée et les maquis islamistes n’a jamais été rompu. Bouteflika est arrivé à un moment charnière : celui de la perte de vitesse de l’insurrection islamiste et la crainte du pouvoir militaire de devoir un jour rendre des comptes. Il aura été l’acteur d’un arrangement reposant sur deux piliers : une amnistie mutuelle des crimes commis et un compromis bâti sur des garanties politiques accordées à la mouvance islamistes quant à la place de la religion et au refus de toute concession en faveur des droits des femmes ou des droits culturels berbères. Le tout permettant aux généraux qui l’ont porté au pouvoir de se retirer progressivement de la scène et de vaquer à leurs « affaires ». Mais, en piétinant la mémoire et les droits des victimes, la « réconciliation nationale » n’est qu’un slogan de plus à mettre au registre de la propagande gouvernementale. Le deuxième objectif stratégique d’un pouvoir à l’image sulfureuse était de se couvrir d’un vernis présentable à l’extérieur. Inconnu de la majorité de la population algérienne, Bouteflika, inamovible ministre des Affaires étrangères, entre 1963 et 1979, l’était comme le loup blanc des chancelleries occidentales. Il était, se faisant, le commis voyageur idéal du régime dans son entreprise de réhabilitation à l’échelle internationale. Cette entreprise, qui s’appuyait sur une capitulation totale devant les intérêts économiques impérialistes, se verra confortée par un cadeau inespéré offert par des pirates de l’air : les attentats du 11 septembre 2001. Bouteflika s’est transformé en VRP au service de l’ultralibéralisme, en livrant tous les secteurs rentables de l’économie algérienne à l’appétit des multinationales, à grands coups de privatisations et de concessions d’exploitation. Le déclenchement de l’offensive impériale américaine post-11 Septembre verra l’Algérie se ranger naturellement aux côtés du camp « antiterroriste ». Depuis lors, la collaboration sécuritaire va crescendo.
Absence de dauphin
Élu à l’issue de deux scrutins grotesques, mais fort de son arrangement avec l’armée, Bouteflika aura vite fait de consacrer son énergie à mettre au pas tous ceux susceptibles d’entraver son pouvoir. Par la répression des mouvements de grève en Kabylie, l’interdiction des syndicats autonomes, la neutralisation d’une opposition à coups d’élections truquées ou de scissions provoquées, la construction d’une coalition politique dévouée et de l’alliance idéologique avec l’islamisme scellée par la concorde civile. La répression de la presse sera quant à elle effective au terme d’une offensive éclair qui verra défiler en quelques mois l’ensemble des rédactions à la barre des tribunaux. Et enfin, par l’instrumentalisation de la justice et de l’administration et l’occupation sans partage du champ médiatique, Bouteflika s’emploiera à neutraliser tous ceux -- issus de son propre camp - susceptibles de lui faire de l’ombre. Il brisera toute possibilité d’alternance au sein du régime. Car à l’image de son corollaire tunisien, l’entreprise Bouteflika est clanique, peuplée de zélateurs et d’hommes de main sans envergure politique et ne prospérant que dans l’ombre du prince. Mais il y a un revers à cette attitude : à l’heure d’un affaiblissement, Bouteflika laisserait des clans à nu, privés de couverture politique du fait de l’absence de dauphin crédible. L’envolée des cours du pétrole aidant, l’Algérie est un pays théoriquement de plus en plus riche, mais sa population est de plus en plus pauvre. La santé financière insolente de l’État algérien a de quoi faire pâlir d’envie les trois quarts de la planète : les réserves de liquidités atteindront 60 milliards de dollars cette année Une estimation « mesurée » du FMI en annonce - à minima - 100 milliards en 2010. Fort d’un tel tapis monétaire, Bouteflika annonce à grands tapages d’ambitieux plans de relance économique ; le dernier est budgété à hauteur de 50 milliards de dollars, pour le plus grand bonheur des multinationales qui se partagent les appels d’offres. Après le hors-d’œuvre des privatisations, voici le plat de résistance, le tout sans retombées pour l’économie locale, tous les projets devant êtres livrés « clé en main ». De développement - ou même de relance - d’un appareil productif national, point.
Mirage économique
Malgré l’énormité des sommes annoncées, la stagnation de l’économie continue, avec son cortège de liquidations d’entreprises. Le développement de la misère est inversement proportionnel au remplissage des caisses de l’État. Et le décalage entre la réalité vécue par la population et les discours triomphalistes est de plus en plus criant. Reste donc à utiliser une méthode ayant fait ses preuves : le bluff et les promesses. Et de marteler une « évidence » aux Algériens : « Vous allez vivre de mieux en mieux. » Invariablement, les autorités, Bouteflika en tête, ont attribué les causes de la crise sociale à un secteur public « sclérosé », héritier d’un système « socialiste » et d’« assistés ». L’adaptation de l’économie à la « modernité » devant amener progressivement et sûrement richesse et prospérité à la population grâce au dynamisme de l’investissement et des entreprises privées. Fable libérale classique : l’« ennemi » est désigné et la solution toute trouvée. Sur les 522000 emplois supprimés dans le secteur industriel, entre 2001 et 2004, 78% l’ont été dans le secteur privé1. L’entrée en vigueur, le 1er septembre dernier, de l’accord d’association liant l’Algérie à l’Union européenne, devrait encore noircir le tableau, le patronat algérien annonçant d’ores et déjà que 140000 emplois devraient être perdus les prochains mois du fait du démantèlement des barrières douanières. Les indicateurs sociaux sont dans le rouge : si, entre 2003 et 2004, le PIB par habitant est passé de 2136 dollars à 2 626 (soit une hausse de 19% !), le pouvoir d’achat d’une famille algérienne de sept personnes a connu une érosion de 8% dans la même période. Que l’on parle de pouvoir d’achat, de santé, d’éducation, d’accès au logement où à l’eau, la glissade continue. Du haut de ses dizaines de milliards de dollars de liquidités, l’Algérie « culmine » à la 103e position (sur 177) du classement établi par le rapport mondial de développement humain pour l’année 2005 du Programme des Nations unis pour le développement (PNUD). Derrière... la Palestine. Reste la question essentielle : le régime pourra t-il tenir indéfiniment cette contradiction entre la « richesse nationale » déclarée et une population privée d’accès à des services de base ? Le bilan de Bouteflika est celui d’une société exsangue au bord de l’explosion.
M. Ouezzane
1. Selon l’Office nationale des statistiques.

2005-12-23