23 novembre 2006

Jean-Pierre Thorn - Allez Yallah !

Dans son documentaire « Allez Yallah ! », Jean Pierre Thorn filme l’aventure de la Caravane des droits des femmes. Marocaines (Ligue démocratique des droits des femmes, LDDF), algériennes, tunisiennes, ces femmes du Sud partent à la rencontre d’autres femmes, dans le Maghreb, mais aussi en France, pour combattre les discriminations faites aux femmes et portées par l’intégrisme religieux. Sous la tente berbère, aide juridique, animations, débats se succèdent. Jean-Pierre Thorn, après le monde ouvrier, la ghettoïsation des banlieues, la double peine, le mouvement hip-hop, s’attache à nous faire découvrir un voyage porteur de nouvelles espérances.

D’où vient l’idée du film ?
Jean-Pierre Thorn - Depuis 2000, au Maroc, des femmes (sous l’égide de la LDDF) font, chaque année, une caravane nationale et plusieurs régionales. Ces militantes se battaient, au début, pour l’application d’une loi qui devait abolir les mesures discriminatoires, telles que la tutelle - une femme n’a pas le droit de se marier sans l’autorisation du père, du frère ou de l’on- cle -, la répudiation - qui jette les femmes à la rue sans droits -, la polygamie et les mariages forcés. En Algérie, avec le code de la famille de 1984, la tutelle continue. Une femme peut être ministre en Algérie, mais elle doit avoir l’autorisation de son mari pour partir et n’a aucun droit sur ses enfants.
Ce groupe de femmes qui avance déployant cette grande tente berbère qui s’ouvre comme une fleur, ce sont les femmes qui se réapproprient l’espace public. Se retrouver sous la tente avec d’autres femmes permet à celles qui sont enfermées de sortir et de prendre conscience de leur force. J’ai commencé à filmer les banlieues lyonnaises, là où j’avais filmé Faire kiffer les anges, et j’ai été frappé par ce retour en arrière du droit des femmes à l’égalité. En filmant en France les copines marocaines, j’ai rencontré Femmes contre les intégrismes, regroupant une quarantaine d’associations, avec des associations de quartier comme à Rillieux-la-Pape, Saint-Étienne, Bron ou des associations nationales comme Voix de femme, qui lutte contre le mariage forcé. Ce qui m’a intéressé, c’est ce côté pluriel, non sectaire, avec la volonté de dépasser les clivages. En France, le mouvement était très petit. En revanche, les copines du Maroc avaient l’expérience, l’énergie, le savoir-faire et la stratégie.
Qu’avez-vous voulu montrer ?
J.-P. Thorn - Très vite, j’ai pris la décision que le film s’articulerait entre le Sud et le Nord, ce qui, avec le montage, permet de faire découvrir le sens de cette lutte par l’association des contraires. Le Sud nous aide à lire le Nord, et vice versa. Avec ces allers et retours, ces télescopages, on s’aperçoit que le Sud est plus dynamique que le Nord. Ici, on abandonne le terrain aux idées archaïques, à des traditions qui sont une instrumentalisation de l’islam, mais pas l’islam. On voit, au Maroc, l’imam du village qui laisse sa mosquée pour accueillir les caravanières, qui invitent toutes les femmes à venir sous la tente. Ici, on subit le travail sectaire de frères musulmans financés par l’Arabie saoudite, avec un projet politique profondément dangereux qui s’attaque aux femmes. Les femmes sont un enjeu dans la conquête des quartiers. Au Maroc, la caravane organise l’alphabétisation, explique le droit des femmes, en disant notamment que la polygamie n’est pas dans le Coran, que le voile n’est pas une obligation non plus. Ici, on est confronté à des femmes perdues qui, le plus souvent, ne connaissent pas leur culture et apprennent le Coran avec différentes interprétations. Des gamines viennent vous dire froidement que la lapidation des femmes est présente dans le Coran.
J’ai trouvé intéressant que des femmes du Sud viennent nous réveiller au Nord. La logique est inversée, et j’ai découvert un mouvement féministe arabe extraordinaire, dont les médias d’ici ne parlent pas. C’est courageux de voir ces femmes arabes qui luttent seules contre l’islamisme. Alors, on a une obligation de solidarité avec elles. J’ai été épaté, au Maroc, de voir le nombre d’a-vocats, de médecins, d’étudiants en médecine qui, sur leur temps libre, accompagnent la caravane dans des lieux où, à 35 kilomètres à la ronde, il n’y a pas de dispensaire. Ils souhaitent que la médecine soit différente de la conception technocratique et font une médecine qui va vers le peuple. C’est cet idéalisme, cette énergie du Sud que j’ai essayé de capter dans mon film.
Ces femmes occupent le terrain des islamistes là où l’État déserte, où les islamistes instrumentalisent la misère sociale. C’est un véritable maillage social qu’elles organisent par des actions de terrain très concrètes - aide médicale, juridique, alphabétisation, informations sur le code de la famille...
J.-P. Thorn - Les militantes font des enquêtes avec un vrai quadrillage, avant de partir avec la caravane en régions. Avec ses 7 000 femmes, la LDDF travaille à des projets d’alphabétisation, les filles n’allant plus à l’école dans le secondaire. Dans les cou-ches populaires, les parents ne les laissent pas partir pour la grande ville. Dans un village très traditionnel, on voit un imam les accueillir en disant que les petites filles doivent aller à l’école. En revanche, dans la ville, où elles organisent l’opération de propreté parce qu’il n’y a pas eu de travaux de voirie, on est dans une municipalité intégriste. Comme il n’y a pas de tout-à-l’égout, il y a des inondations chaque année. Elles ont des techniques très terre à terre. Un barbu explique que l’inondation est due à la colère de Dieu et elles disent : « Non, ce sont les hommes qui n’ont pas pris en charge la maîtrise de l’environnement. » Elles nettoient le quartier avec la population, notamment les jeunes.
Y a-t-il, dans la caravane, des femmes croyantes et pratiquantes et des femmes ni croyantes, ni pratiquantes ?
J.-P. Thorn - Il y a les deux. Leur souci est que des femmes de culture musulmane entendent d’autres interprétations de l’islam que celles des intégristes. Parmi celles qui font de l’alphabétisation, il y en a qui sont voilées, mais qui participent à la lutte pour l’égalité. Les caravanières ne font pas de la question du voile un a priori. À chacune sa foi. Ce qui importe, c’est qu’elles luttent ensemble contre les mariages forcés, contre la tutelle, contre les violences faites aux femmes. Elles inscrivent leur combat dans la permanence d’une lutte de génération. Elles vont vers les petites filles, ce sont ces petites filles qui changeront la réalité. L’espoir, aussi, c’est qu’il va y avoir une nouvelle caravane devant traverser l’Afrique, parce que les femmes africaines se posent aussi ces questions-là.
Propos recueillis par Laura Laufer

2006-11-23