27 juin 2007

Une œuvre de combat

Sembène, de son prénom Ousmane, né en 1923 au Sénégal et décédé le 9 juin dernier, a été le pionnier du cinéma en Afrique, mais aussi un des romanciers africains les plus reconnus et traduits au monde.

Renvoyé de l’école pour indiscipline, le petit Ousmane, âgé de 13 ans, devient mécanicien, puis maçon et pêcheur. Mobilisé à 19 ans dans l’armée coloniale, il se bat en Afrique et en Europe comme artilleur. Démobilisé en 1947, il assiste à la première grande grève des cheminots du Dakar-Niger. En 1948, presque sans instruction, il s’embarque clandestinement pour Marseille et devient docker. Il rejoint la CGT, et il sera de la grande grève, qui bloque le port de Marseille durant trois mois contre le départ des armes pour la guerre d’Indochine.

Il lit Balzac, Zola, Gorki et il entre au PCF, où il milite jusqu’à l’indépendance du Sénégal. À Paris, il rencontre les écrivains venus au Ier Congrès des écrivains et artistes noirs, et il commence à lire la littérature négro-africaine. Dès 1947, la création des éditions Présence africaine a joué un grand rôle dans la publication d’œuvres de combat, au moment des luttes anticoloniales et pour l’indépendance. En 1951, Sembène écrit des poèmes et commence à peindre.

Son premier roman, Le Docker noir (1956), paraît, puis romans ou nouvelles se succéderont : Voltaïque, L’Harmattan, Le Mandat, Xala, etc., où Sembène exprime les doutes, espoirs et aspirations de son peuple, à l’image du héros d’Ô pays, mon beau peuple : « Faye, sur de nombreux points, avait parfaitement assimilé le mode de pensée, les réactions de Blancs, tout en ayant conservé, au plus profond de lui, l’héritage de son peuple. » L’œuvre de Sembène, au carrefour de deux cultures, montre tradition et modernité.

Anticolonialisme

Ainsi, la double place faite aux femmes. D’une part, elles incarnent le symbole de la fécondité et de la perpétuation de la tradition : « Je vous salue femmes d’ici, d’ailleurs. Profondeur océane ! Vous êtes terre. » (Vehi-Ciosane). D’autre part, dans les luttes, elles jouent le premier rôle, comme dans le roman Les Bouts de bois de Dieu, qui évoque la grève des cheminots de 1948, et où la marche des femmes constitue le pivot dramatique central d’un récit polyphonique. Citons aussi le film Emitai (1971), où ce sont toutes les femmes du village qui bloquent le riz exigé en tribut par l’armée coloniale.

Transgressant les tabous de la société africaine, Sembène n’aura de cesse, au long de son œuvre, de dénoncer la polygamie (le film Xala, adapté de son roman), le viol, l’inceste (Vehi-Ciosane), l’excision (le film Moolaadé, lire Rouge n° 2103). L’œuvre de Sembène est féministe, mais aussi dotée d’une véritable conscience de classe. Ainsi, dans Les Bouts de bois de Dieu : « En quoi un ouvrier blanc est-il supérieur à un ouvrier noir ? [...] La machine que nous faisons marcher, la machine, elle, dit la vérité : elle ne connaît ni homme blanc, ni homme noir. » Pour cet artiste, le combat ne s’arrêtera pas à l’indépendance, et Sembène dénoncera au vitriol le nouveau pouvoir africain corrompu et affairiste se substituant au pouvoir colonial.

Sembène retourne en Afrique après douze ans d’absence, et il prend conscience de la faible influence de la littérature dans un continent à majorité analphabète. Il s’intéresse au cinéma, qui peut mieux toucher le grand public. Il obtient une bourse pour Moscou, où il étudie avec Marc Donskoï. La difficulté, pour le cinéma, est de faire face en Afrique aux racines d’une civilisation où l’oralité et l’authenticité par le visible constituent les éléments culturels dominants. C’est à cela que se heurte un art comme le cinéma, qui prouve sa capacité d’abstraction par un seul grand sujet, l’invisible. Reconnu unanimement comme le père du cinéma africain, Sembène, dans ses films, demeure fidèle à une inspiration née de la tradition orale, qui marque l’esthétique et l’idéologie de ses récits : répétition, proverbe, apostrophe, débat, chant jouent un grand rôle dans ses films.

Griot du cinéma

Le statut de la parole, dans un film privé de moyens techniques (pas de son direct), constitue d’emblée une gageure d’ordre narratif et esthétique. Sembène résout le dilemme dans La Noire de..., où le récit à la première personne, en voix off, subvertit la tradition orale du cinéma : la voix de la narratrice, qui est aussi l’héroïne, disparaît totalement lorsque le personnage se tranche la gorge. Le film montre une jeune bonne, qui accompagne ses patrons blancs à Antibes, poussée au suicide par le racisme et le mépris qu’elle subit.

Borom Sarret, tourné peu avant, montre les tribulations d’un « taxi charrette » qui, de client en client, perd en une journée tout son argent au lieu de le gagner. Ce beau film néoréaliste à l’africaine, tourné avec peu de moyens, signe les débuts du cinéma africain. Niaye (1964), histoire de parricide, de folie et d’inceste, est, pour Jean Rouch, « une splendide histoire hiératique, tournée dans la longueur et un des plus beaux films de Sembène [...], singulier, un peu maudit ». Le plus beau film de Sembène demeure Le Mandat (1968). Ce premier film de langue wolof livre une peinture drôle et sans concession de la société sénégalaise néocoloniale, où le héros, personnage crédule voulant toucher un mandat, sera escroqué et volé. Plus tard, Sembène, dans Xala, qui dénonce la polygamie, reviendra sur l’existence d’une bourgeoisie noire corrompue, arrogante.

Sembène souffrira de la censure. Ceddo montre la résistance d’une communauté à la pénétration de l’islam et du christianisme, et il sera interdit au Sénégal par Senghor jusqu’en 1981. Camp de Thiaroye (1987), comme Emitai (1971), évoque un massacre perpétré par les autorités françaises. Contrairement à Indigènes, salué par Chirac et consorts, ce film sans concession, qui fustige le pouvoir français, est interdit à Cannes. L’action retrace la mutinerie du camp de Thiaroye, en 1944, où les tirailleurs africains sont massacrés pour avoir exigé leur juste solde, bientôt cristallisée par de Gaulle. Ouvrant la voie au cinéma d’Afrique et lui donnant ses lettres de noblesse, Sembène a toujours refusé de réduire le cinéma aux seuls slogans et drapeaux. C’est aussi pourquoi la parole de l’écrivain griot du cinéma ne s’éteindra pas.

Laura Laufer

• Romans et nouvelles de Sembène, Présence Africaine, www. presenceafricaine.com ; Les Bouts de bois de dieu, Presses Pocket ; les films de Sembène Ousmane, Médiathèque des trois mondes, http://www.cine3mondes.com.