Ce n’est que le 27 avril 1848 que l’esclavage sera enfin aboli définitivement en France. Dans le mouvement général des abolitions, la France a une histoire particulière. La première abolition, historique, fut arrachée par la Révolution des esclaves de Saint Domingue dirigée par Toussaint Louverture et ses compagnons ; et à la Guadeloupe, en parallèle à la Révolution française, au moment où celle-ci atteignait son apogée la plus radicale en 1793/94. La contre-révolution napoléonienne mettra un coup d’arrêt à l’élan révolutionnaire de liberté et Napoléon restaurera l’esclavage au profit des possédants, par loi du 20 mai 1802. « Dans les colonies, … l’esclavage sera maintenu conformément aux lois et règlements antérieurs à 1789 » de même que la « traite des noirs et leur importation dans les colonies ». L’expédition napoléonienne sera mise en échec à Saint Domingue, qui arrache son indépendance ; mais elle sera victorieuse à la Guadeloupe, l’esclavage y est rétabli comme dans les autres colonies françaises. Le balancier de la réaction ira très loin, un arrêté du 7 novembre 1805 de Napoléon établissait, y compris vis-à-vis des affranchis, une législation d’exception pour tous les Noirs, esclaves ou non : « Les lois du code civil … ne seront exécutées dans la colonie que des blancs aux blancs entre eux, et des affranchis entre eux (…), dans les colonies la distinction des couleurs … est indispensable dans les pays d’esclaves, …et il est nécessaire d’y maintenir la ligne de démarcation qui a toujours existé entre la classe blanche et celle de leurs affranchis ou de leurs descendants ».
La peur d’une autre révolte des esclaves
Dans cette première partie du 19ème siècle, les révoltes endémiques et le « marronnage » (esclaves en fuite qui allaient créer des communautés dans des montagnes inaccessibles) alimentent la crainte, pour les colons et les autorités françaises, d’une nouvelle insurrection générale d’esclaves, mais les trafiquants négriers s’obstinent. Durant cette même période, l’économie capitaliste mondiale connaît un changement fondamental. Décisif dans la phase d’accumulation primitive du capital, le système de colonies esclavagistes fermées devient un frein : les libéraux considèrent que le système mobilise désormais trop de capitaux qui seraient plus rentables ailleurs, maintenant que l’industrie prend son essor et qu’elle a besoin d’un salariat « libre » de vendre sa force de travail. Surtout, la colonisation de vastes territoires offrent de meilleures perspectives de pillage des ressources et de la main d’œuvre. Cela accélérera les abolitions par les pays où se développe le capitalisme, comme la guerre de sécession qui abolira l’esclavage aux USA en 1861. Sous l’influence de la Grande-Bretagne, où le processus d’industrialisation capitaliste s’est le plus vite développé, la traite a été interdite par une conférence internationale en 1815. L’esclavage britannique est aboli en 1833. Une convention anti-esclavagiste se réunit à Londres en 1839. Depuis que la traite est devenue illégale, la marine britannique est chargée de faire la police sur les océans, les esclaves qu’elle récupère sont installés à Freetown en Sierra Leone ou à Libreville au Gabon. Le trafic va alors passer essentiellement entre les mains des Espagnols et des Portugais et de leurs colonies du Brésil et de Cuba. C’est auprès d’eux que les colons français vont continuer jusqu’en 1848 à se fournir en esclaves. Cuba et le Brésil seront les derniers bastions de la traite et de l’esclavage, qui n’y seront abolis respectivement qu’en 1886 et 1888.
De l’esclavagisme au colonialisme
C’est dans ce contexte international que se situe la deuxième abolition en France. Parmi les opposants républicains au régime, comme dans des secteurs religieux, une partie minoritaire mais significative de l’opinion est réceptive aux quelques actions (pétitions, comités) qui se mènent. En 1834 se crée une « Société française pour l’abolition de l’esclavage » qui diffuse en 1847 un manifeste rédigé par Victor Schœlcher. La contradiction est de plus en plus manifeste entre le Code civil, fondé depuis la Révolution sur le principe du droit naturel à la liberté civile, mais non applicable dans les colonies où s’applique encore le Code Noir qui maintient un régime d’exception où l’esclave est considéré comme une marchandise, un « bien meuble », et non une personne. La pression extérieure commence avoir des effets, à la chambre un député souligne : « combien de temps 200.000 nègres français pourraient rester esclaves au milieu de 900.000 nègres anglais émancipés » ? Pendant que commencent les premières expéditions coloniales en Afrique, le ministère de la Marine envisage en 1835 un plan d’émancipation graduelle pour les esclaves avec indemnisation des propriétaires. Une première proposition de loi est présentée en 1838, qui mobilise contre elle les colons et les profiteurs du système esclavagiste qui s’entêtent. Il faudra qu’une autre révolution populaire à Paris, où les ouvriers des manufactures sont au premier plan, pour que soit bousculé le régime monarchique et que les républicains soient portés au pouvoir, ouvrant ainsi la possibilité d’une nouvelle abolition. Ce sera un des premiers actes du gouvernement provisoire de 1848, par une simple proclamation orale, le 25 février 1848, qui met sur pied une « commission » rédigeant ensuite un décret d’abolition signé le 27 avril 1848. Entre temps, l’effervescence a gagné les colonies, et les gouverneurs sont contraints de proclamer la liberté avant même que les commissaires de la République n’arrivent avec le décret. La proclamation aura lieu le 23 mai en Martinique, le 27 mai en Guadeloupe, mais le 10 août en Guyane et le 20 décembre à la Réunion. Le décret prévoyait un délai de trois ans en Afrique, et l’esclavage fut remplacé par le travail forcé, qui, lui, ne sera aboli qu’en … 1946.
Le décret d’abolition révèle la grande peur des révoltes d’esclaves: s’il ne s’appliquait pas, « il pourrait en résulter dans les colonies les plus déplorables désordres », est-il écrit dans le préambule. Surtout, il fixe le principe de l’indemnisation des colons. Une loi de 1849 leur accordera une rente de 120 millions et une somme de 6 millions en numéraires. Les anciens esclaves n’avaient, eux, aucune indemnisation, ni aucune terre ! Ce décret reconnaissait donc que le droit de propriété d’un homme sur un autre, désormais supprimé, avait été légitime auparavant puisqu’il donnait aux colons une juste indemnité. Ces mêmes républicains qui abolissent l’esclavage sont déjà engagés dans une politique de colonisation violente en Afrique et en Asie, qu’ils justifieront au nom de la prétention d’apporter les droits de l’homme et les valeurs civilisatrices de la révolution française aux peuples « arriérés ». La nouvelle idéologie dominante saura recycler les vieux préjugés racistes issus de 300 ans esclavagistes, pour justifier l’extension coloniale capitaliste sur tous les continents, piller leurs ressources et exploiter leur main d’œuvre. Mais la lutte des esclaves pour leur libération aura jeté les bases du mouvement ultérieur d’émancipation du colonialisme. Elle est loin d’être terminée, y compris sur le terrain idéologique, quand on voit les Sarkozy et consorts oser encore inscrire dans la loi les « aspects positifs de la colonisation ».