29 avril 2008

« Mondialisation heureuse » et révoltes sociales

Les théoriciens contemporains du capitalisme, appointés grassement par les multinationales, adoubés et vénérés par les média bourgeois, nous vendent depuis plusieurs années le concept de « mondialisation heureuse ». En son temps, la théorie de la « fin de l’histoire » prétendait enterrer purement et simplement l’idée d’alternative au système ; illusion non fondée qui liait perfidement lutte des classes et dictature stalinienne dans l’espoir de discréditer le combat du prolétariat pour l’émancipation. La « mondialisation heureuse » claironnée en ce millénaire naissant est en train de s’effondrer chaque jour un peu plus. Les promesses grandiloquentes de développement mondial et de paix universelle des « Objectifs du millénaire », pourtant dérisoires dans leurs ambitions réelles, ont été toutes démenties par les faits. Les « émeutes de la faim » dont parlent aujourd’hui les journalistes ne sont que le dernier – et terrible – avatar de la réalité du monde capitaliste : un monde d’exploitation et de misère, de violence sociale et de guerre qui condamne des millions de travailleurs à la pauvreté au Nord et à la lutte quotidienne pour la simple survie au Sud.


Cynisme et larmes

Chaque jour depuis deux semaines, les média occidentaux bien-pensants consacrent une larme émue entre deux spots publicitaires à ce que les fabricants d’opinion nomment par référence aux jacqueries paysannes les « révoltes de la faim » ou les « révoltes contre la vie chère », dénaturant en la simplifiant la colère complexe des peuples contre les effets meurtriers de la mondialisation capitaliste. Comme pour chaque tragédie, les images et les reportages destinés à vendre du sensationnel à bon marché se succèdent en boucle, remplaçant la compréhension des mécanismes et des enjeux par l’apitoiement et l’émotion. Surfant sur la saine et légitime révolte que les populations ressentent face à la détresse qui s’étale à l’écran, les journalistes posent des questions balisées qui évitent soigneusement de questionner l’impérialisme, et se demandent : « que faire face à l’urgence ? », « dans un contexte de poussée inflationniste et de crise sociale, comment répondre à l’insuffisance alimentaire ? ». Comme si l’on découvrait aujourd’hui que des gens crèvent de faim !

« Spécialistes » divers et politiciens concourent dans la dénonciation de l’inacceptable, et tous ces boy-scouts des beaux salons versent leurs larmes de crocodile sur le sort des populations confrontées à l’explosion du prix des denrées de première nécessité et des produits pétroliers. Mais après être revenus sur les causes de ces hausses de prix (consommation qui progresse sur les marchés chinois et indien, choix des cultures spéculatives au détriment de l’agriculture vivrière, mauvaises récoltes 2007 dans certains pays, envolée des prix des hydrocarbures, etc.) tous ces fiers prophètes zélateurs habituels de la globalisation passent leur tour lorsqu’il s’agit d’avancer des explications sur la responsabilité du système économique dans l’organisation des échanges, et sont muets sur les solutions. Seuls les plus hardis des libéraux affirment que ce sont les « contraintes » existantes qui causent les dysfonctionnements, et profitent de l’aubaine pour plaider l’ouverture encore accrue des marchés, en mettant en garde contre toute tentation de régulation des prix ou des marchés. Leur cynisme est total et se résume ainsi : envoyons de l’aide alimentaire pour calmer la souffrance et prévenir les risques de débordements sociaux et de remise en cause du système, puis accélérons la mise en œuvre du libre-échange.


Un ras-le-bol global

Dans une trentaine de pays du Sud, et majoritairement en Afrique, continent le plus écrasé par l’exploitation, des gens sortent de leur silence résigné et se soulèvent pour réclamer le droit élémentaire à vivre debout. Les revendications portent naturellement sur la dénonciation des hausses de prix qui menacent des millions de personnes de famine ou de mort ; mais ces mouvements de plus en plus durs portent des revendications plus larges, qui concentrent dans une même colère toutes les humiliations et toutes les détresses que le système génère. De partout, le même ras-le-bol éclate contre une division économique du monde qui ne laisse aucune perspective aux travailleurs africains, si ce n’est celle de tenter de survivre en silence pendant que les élites « démocratiques » ou « dictatoriales » de leurs pays pillent directement les richesses et s’enrichissent impunément en jouant les intermédiaires pour les capitalistes du Nord. La compréhension des enjeux et des forces en présence est souvent plus aiguë au Sud, car les peuples ont une conscience écrite dans leurs chairs de ce que fut la colonisation et de ce qu’est le néo-colonialisme et ses mécanismes ; les grèves de 2006 et 2007 en Guinée en sont un témoignage, tout comme la protection par l’ONU du palais national de René Duval en Haïti début avril 2008 en est une illustration.

Les discours mielleux des institutions internationales et des bailleurs de fonds sur la nécessité de contribuer au développement des pays africains par le co-développement ne sauraient faire oublier la réalité des rapports Nord-Sud : fermeture des frontières de l’Europe ; durcissement des conditions d’entrée, de séjour et d’asile ; réduction de l’aide publique au développement ; conditions imposées pour avoir droit à cette aide ; poids de la dette ; présence des capitalistes du Nord qui accaparent les ressources naturelles et qui transforment d’immenses parcelles de territoire en zones à touristes ; soutien direct ou masqué des Etats du Nord et des entreprises multinationales aux pouvoirs locaux qui répriment leurs populations et permettent le pillage... Si ces aspects ne sont pas toujours formulés explicitement dans les mobilisations en cours, ils transparaissent nettement dans le discours des manifestants ; le refus du système est radical et global, et cette étincelle a mis le feu aux poudres.


La réponse des pouvoirs

Dans la plupart des pays, les autorités locales ont opposé les lacrymogènes, les matraques et le tir à balles réelles aux manifestants, multipliant les arrestations et causant de nombreux morts et blessés. Face à une hausse des prix allant de 30% à 300%, les ministres africains de l’économie et des finances ont affirmé à Addis Abeba que « [l]e principal sujet est la capacité de l’Afrique à se nourrir elle-même » ; ils ont aussi regretté que la croissance économique du continent ne se traduise pas sur le terrain par du développement social…Les ministres ont appelé à « entamer une réforme agraire pour que les pays produisent des biens alimentaires et non d’exportation comme c’est le cas aujourd’hui ». Ils ont également mis en garde contre une augmentation de la demande intérieure en pétrole et appelé à « rechercher des sources d’énergie alternatives ». Pour notre part, nous ne sommes aucunement étonnés que la croissance dans une économie capitaliste ne se traduise ni par la redistribution des richesses ni par un progrès social, mais par la privatisation des profits et par l’arrêt du soutien aux secteurs jugés non rentables par les investisseurs tels que l’agriculture de subsistance, au détriment des besoins des populations. Ce ne sont pas les paysans du Sud qui ont décidé de ne pas produire assez de nourriture dans les années 1980, ni de recourir à des espèces importées plutôt qu’aux semences locales ! Il s’agit là de la conséquence d’une logique libérale qui, d’une part, a poussé les Etats africains à cesser de subventionner les productions nationales et de contrôler les tarifs dans le cadre des plans d’ajustement structurel (PAS) et des accords du GATT/OMC ; et qui, d’autre part, a renforcé la concurrence des multinationales subventionnées de l’agroalimentaire avec les producteurs locaux incapables de rivaliser avec des produits importés dont le prix est inférieur aux coûts de production, et enfin qui a favorisé la transformation de l’agriculture de subsistance en activité d’exportation à plus haute valeur ajoutée.

Dans les pays confrontés aux révoltes sociales, les gouvernements tentent de parer au plus pressé et prennent des mesures exceptionnelles qui s’apparentent à des filets de sécurité pour le régime : l’Egypte a ainsi interdit en mars les exportations de riz pour six mois, la Libye a été contrainte de relever les salaires pour la première fois depuis trente ans, la Mauritanie organise la distribution gratuite pendant six mois dans les zones désertiques de céréales pour les populations et les troupeaux… Quant à la Sierre Leone – qui subit parmi les hausses les plus fortes – elle a décidé de renforcer sa production agricole pour interdire toute importation en 2009. Plus généralement, tous les gouvernements cherchent à diminuer le prix des denrées en baissant la TVA et en limitant les taxes sur les importations de manière provisoire. Mais ces mesures ne répondent en rien à une crise systémique et ne permettent que de gagner du temps et de faire cesser les mouvements. C’est ce qu’a compris Abdoulaye Wade, le Président libéral du Sénégal, qui a appelé à son secours les leaders du Parti africain pour la démocratie et le socialisme (PADS) contre des postes de ministres. Les responsables du PADS avaient déjà liquidé l’héritage marxiste de la gauche radicale sénégalaise en participant de 2000 à 2007 à un gouvernement bourgeois, et servent de nouveau de béquille active au régime en condamnant des grèves « politiques » « sans fondement ». Il est probable que dans un avenir proche, de nombreux dirigeants africains fassent appel à « l’union nationale » et proposent des remaniements ministériels de façade pour briser les luttes.


Palliatifs humanitaires

L’ONU estime que 73 millions de personnes sont en danger immédiat, et exige une rallonge de 500 millions de dollars pour le Programme alimentaire mondial (PAM), et l’amélioration de « l’efficacité des marchés ». Fidèle à son rôle, cette institution va maintenant endosser les habits chatoyants de la solidarité internationale, en soutenant parallèlement les fondements du système inégalitaire. Elle offre ainsi une énième sortie de crise humanitaire aux capitalistes, qui enverront quelques dollars et les surplus agricoles subventionnés en échange de promesses de marchés futurs. S’appuyant sur une aspiration des peuples à la régulation et à la solidarité, sur les ONG et sur les bonnes volontés qui se battent pour la culture et la préservation du patrimoine (pris au sens le plus général), cette institution internationale sert de vitrine et de bonne conscience à la mondialisation.

L’Union européenne, par la voix de Louis Michel, commissaire européen au développement, dénonce un risque d’un « tsunami économique et humanitaire » et craint un « choc alimentaire mondial ». On décrypte sans peine les préoccupations de l’Europe des patrons, dont l’intérêt pour le sort des peuples est accessoire. Ce qui inquiète Louis Michel n’est naturellement pas la famine qui menace les populations, car son travail consiste justement à organiser le pillage du Sud et à accroître les profits des capitalistes. Ce qui le gêne, c’est le risque d’une remise en cause du « modèle » existant de « coopération » qui évolue vers le troc d’aides économiques et techniques à des projets contre le contrôle des marchés et le transfert aux pays du Sud des tâches de police et de lutte contre l’immigration non « choisie ». La peur profonde des élites européennes, c’est la mise à nu et la dénonciation des modes d’exploitation de l’Afrique, ainsi que la peur d’une nouvelle vague d’immigrants.


Manque de perspectives

Les limites des mouvements en cours, c’est leur manque de coordination et l’absence de tout débouché politique. Si dans des pays comme le Sénégal ou le Burkina Faso par exemple, les mouvements sont à l’initiative de syndicats, les conflits spontanés sont nombreux. Mais dans tous les cas, l’absence d’organisations politiques anticapitalistes et socialistes structurées et implantées demeure un frein essentiel à l’émergence de revendications unifiantes immédiates et de revendications transitoires mettant en cause le pouvoir. C’est l’absence de perspective politique qui permet aux pouvoirs et aux institutions bourgeoises de diviser les travailleurs, et de gagner la paix sociale contre quelques mesurettes qui ne s’attaquent pas à l’organisation de la production et ne remettent pas en cause l’exploitation et le clientélisme.

Pourtant, comme en Amérique latine, il est urgent que les éléments les plus conscientisés des luttes sociales et politiques posent publiquement la nécessité de la reconstruction d’un mouvement ouvrier et paysan anticapitaliste et anti-impérialiste en Afrique, afin de remettre sur le devant de la scène le combat contre la domination politique néo-coloniale et la lutte pour un socialisme du XXIe siècle. Les luttes actuelles pourraient constituer une occasion pour que les contacts noués lors des Forums sociaux soient renforcés.


Que faire ?

Pour la bourgeoisie, il est commode de pleurer de temps à autres sur les gens qui meurent de faim, et de réunir des fonds pour prouver leur bonté… Le mouvement ouvrier internationaliste n’a pour sa part que deux armes dans de telles situations : l’arme de la critique et la solidarité prolétarienne. Notre devoir est de révéler la nature du système, et de rappeler que les pénuries et les crises sont constitutives d’un ordre établi qui privilégie la rentabilité du capital au détriment des besoins sociaux élémentaires des populations. Ce qui se passe aujourd’hui n’est que la partie visible des crimes de la mondialisation capitaliste, mise en évidence par la lutte des peuples et leur révolte. Notre responsabilité de militant/e/s révolutionnaires est de combattre l’impérialisme dans nos pays, et de mobiliser les travailleurs en faveur de la solidarité internationale, ce qui commence au Nord par des campagnes pour l’annulation de la dette des pays du Sud et pour la mise à bas de la Françafrique par exemple. Cela passe aussi par le soutien actif aux luttes des travailleurs sans papiers qui se battent contre l’exploitation des patrons et contre les politiques sécuritaires et racistes des Etats et de l’Europe bourgeoise.

Enfin, si nous soutenons naturellement les luttes actuelles sans réserve, nous avons un devoir plus permanent : œuvrer à l’émergence et au rapprochement des mouvements anti-capitalistes pour faire converger et unifier toutes les luttes dans une perspective d’émancipation sociale collective.

Slimane