8 octobre 2008

TUNISIE : VINGT ANS DE LUTTES DES PRISONNIERS POLITIQUES (1ère PARTIE)


La dictature de Ben Ali et de son parti a contribué à faire des prisonniers d’opinion une question politique centrale. Retour sur la cristallisation d’une revendication, l’amnistie générale, indissociable du combat contre la dictature.

Officiellement, il n’y a pas de prisonniers politiques en Tunisie. La dictature serine imperturbablement depuis vingt ans qu’il n’existe que des prisonniers de droit commun. Effectivement, tous les prisonniers politiques tunisiens ont été condamnés pour des faits passibles des dispositions du code pénal (amendé en 1993 pour y redéfinir le « terrorisme » et incriminer les faits commis à l’étranger), du Code des plaidoiries et sanctions militaires (puisqu’il reste en Tunisie une juridiction d’exception, le tribunal militaire) et enfin de la loi antiterroriste promulguée en 2003. Des Tunisiens par dizaines de milliers ont été jetés en prison pour leurs idées ou leurs appartenances, réelles ou supposées, ou pour avoir simplement prêté main forte aux précédents, car le châtiment est dans ce pays collectif.

Répression tous azimuts


Les années 1990 ont vu l’emprisonnement de milliers de militants du mouvement islamiste En Nahdha et des militants du syndicat estudiantin l’Union Générale Tunisienne des Étudiants (UGTE), proche du premier, au terme de procès de masse ayant débouché sur des peines d’emprisonnement à la perpétuité. Vint le tour de la gauche, essentiellement les étudiants de l’Union Générale des Étudiants de Tunisie (UGET) et les militants du Parti Communiste des Ouvriers de Tunisie (PCOT) ainsi que quelques membres de l’Organisation des Communistes Révolutionnaires (OCR). La répression s’était étendue à des membres du Mouvement des Démocrates Socialistes, représenté au Parlement, de la Ligue Tunisienne pour la Défense des Droits de l’Homme (légale), ou des minuscules Hezbollah ou El Ansar, etc.

Les années 2000 virent l’émergence d’une nouvelle génération aux intentions inconnues, car non organisée au plan national. Aussi le pouvoir fit arrêter préventivement des milliers de jeunes pour "terrorisme" et les jeta en prison, accusés d’avoir voulu rejoindre la résistance irakienne et/ou d’avoir des idées salafistes, renvoya en prison quelques membres de Nahdha, du PCOT. Et pêle-mêle, furent jetés en prison des membres du Parti de la Libération Islamique, du Conseil National pour les Libertés en Tunisie (CNLT), du Forum Démocratique pour le Travail et les Libertés-FTDL (légal) ou du Parti Démocratique Progressiste (PDP) dont le dirigeant a décidé de se présenter à la présidentielle de 2009 et aussi : un journaliste, un avocat, des internautes, des militants des droits de l’homme de la LTDH ou de l’Association Internationale de Soutien aux prisonniers politiques (AISPP), des rappeurs, un humoriste ou un Nassérien, etc. D’autres furent incarcérés pour des appartenances transnationales : combat dans l’armée bosniaque, appartenance au Front Islamique Tunisien, Ahl As Sunna wa Djamaa, Eddawa wat tabligh, Soldats d’Assad Ibn Fourat ou Feth El Islam… En 2008 vint le tour des chômeurs diplômés et des syndicalistes de l’Union Générale Tunisienne de Travail (UGTT) qui avaient soutenu les revendications des précédents, et des manifestants du bassin minier de Gafsa. Quant aux soufis, ils devraient connaître leur sort prochainement !

Torture à tous les étages

Le parcours du prisonnier politique est fait de torture systématique lors de sa garde à vue (intégrant souvent les sévices sexuels et les viols) laquelle garde à vue est en réalité une détention au secret qui prend fin avec la signature d’un procès verbal qu’il n’aura pas lu. Il est écroué dans des conditions inhumaines : pas de lit, pas de lumière, de douche, de soins, interception de son courrier, privation de livres, de visites, mauvais traitements allant des insultes à la torture ou au viol, mises à l’isolement pouvant durer des années, transferts incessants de prison en prison dont le point commun est d’être éloignées du domicile familial. Quand des fratries sont emprisonnées, les frères ne sont évidemment pas dans la même prison. Les membres de la famille sont à leur tour réprimés, harcelés, privés d’emploi ou de droits élémentaires, gardés à vue dans des commissariats les jours fériés, quand ils ne sont pas à leur tour arrêtés et torturés, etc.

Les procès sont entachés d’irrégularités flagrantes et de violations de procédure, les droits de la défense sont bafoués. Deux principes sont souvent violés : la non rétroactivité des lois et l’autorité de la chose jugée. Les morts et les personnes irresponsables pénalement sont déférés, voire condamnés. La règle de la publicité du procès est bafouée. Les plaintes pour torture, crime puni par le code pénal, sont classées systématiquement. Les conséquences : les prisonniers politiques sont atteints de pathologies multiples non soignées, y compris mentales. Aux décès sous la torture s’ajoutent les décès en prison, ou quelques temps après la sortie de prison, Un prisonnier en fin de vie est « chassé » de prison pour ne pas alourdir les statistiques et prié de décéder chez lui.

Double peine des prisonniers politiques


Un ex-prisonnier ne recouvre pas ses droits : il est soumis à un régime d’apartheid et vit dans une prison à ciel ouvert : privation de carte d’identité, de passeport. Impossibilité de suivre des études, interdits professionnel, privation de carte de soins. Régime de « contrôle administratif » pendant des années supposant des pointages réguliers, des assignations à résidence et des descentes de police à domicile, quand ce n’est pas l’éloignement, le bannissement à des centaines de kilomètres du domicile. Des pressions sont exercées sur l’entourage pour empêcher mariages, fiançailles et autres fêtes privées. Surveillance du courrier, d’Internet, du téléphone, souvent coupés. Toute volonté d’escapade hors de l’espace autorisé se traduira par un retour à la case prison pour « infraction au contrôle administratif ». Toute sa famille, déjà persécutée pendant son emprisonnement, continue de vivre à son tour cet apartheid de fait. On comprendra dès lors la fuite et l’exil de milliers d’ex prisonniers politiques et de leurs familles sous des cieux plus démocratiques.

Tous ces prisonniers sont, à l’exception de quelques femmes arrêtées dans le cadre des procès visant le parti de la Nahdha et le POCT dans les années quatre vingt dix, des hommes jeunes. Seules deux femmes (sur 2000 hommes environ) sont actuellement en prison pour raisons politiques, reflétant la place des femmes dans la vie politique mais aussi les modalités d’une répression spécifique aux femmes. Ils sont Tunisiens, à l’exception d’Algériens membres de Nahdha, ou bi-nationaux, fruits de l’exil des Tunisiens ou de leurs engagements : Canadiens, Français, Allemand, Portugais, Bosniaque… Ils sont jeunes : la génération arrêtée en vertu de la loi antiterroriste compte des lycéens (y compris des mineurs), des chômeurs, des salariés précaires, et des étudiants.

Luiza Toscane.
(A suivre dans le prochain numéro : la deuxième partie « Les combats des prisonniers politiques »)