Les réactions outragées des responsables politiques et militaires français n’y feront rien : les faits relatés dans le rapport de la Commission nationale indépendante rwandaise, publié en août dernier, sont d’une telle gravité et étayés par une telle quantité de témoignages qu’ils sont accablants. La Commission, « chargée de rassembler des éléments démontrant l’implication de l’Etat français dans la préparation et l’exécution du génocide », reprend les travaux– non-contestés –de la commission d’enquête indépendante des Nations Unies, de la mission d’information des députés français, et les nombreux témoignages publiés depuis 1994. Mais à ces éléments connus viennent s’ajouter des documents inédits provenant notamment de l’ambassade du Rwanda à Paris, des archives des ministères rwandais, ainsi que 698 témoignages nominatifs (66 ont été retenues pour êtres auditionnés publiquement, 13 ont été entendues à huis clos). Surtout ceux d’anciens militaires des FAR de l’ancien régime, qui ont abandonné la guérilla qu’ils menaient après le génocide et ont rejoint le Rwanda en s’intégrant souvent à son armée actuelle. Ces hommes témoignent de l’implication active des militaires français dans leur formation et leurs combats, avant, pendant et après le génocide. Ce ne sont pas des témoignages isolés, ils sont nombreux, se recoupent et établissent un ensemble de pratiques.
- Une coopération militaire française qui débouche sur une contribution directe à la conduite de la guerre menée contre le Front patriotique rwandais dès 1990 : appui en renseignements militaires, conseils stratégiques, participation directe aux combats, livraisons d’armes.
- Une large participation des militaires français à la formation des miliciens Interhahamwe, leur apprenant le maniement des fusils mais surtout, relève l’un des témoins, leur enseignant « comment tuer un grand nombre de gens en peu de temps sans utiliser d’armes, avec une cordelette, un couteau, une baïonnette. » Cette initiation à l’assassinat s’intensifiera jusqu’en 1994, y compris la participation directe de militaires français aux barrages et arrestations de « suspects » sur la base du contrôle des cartes d’identités qui portaient la mention « Tutsi », ainsi qu’aux interrogatoires et sévices infligés à ce dénommé « ennemi de l’intérieur ».
- L’informatisation du fichier central de la population, réalisé par la coopération des gendarmes français, pour le compte de leurs collègues rwandais du CRCD (Centre de Recherche Criminelle et de Documentation) dont le général Varret, ancien directeur de la coopération militaire, a lui-même reconnu qu’il avait vraisemblablement servi à ficher les Tutsi.
- Les accusations portant sur l’Opération Turquoise sont particulièrement troublantes, notamment les nombreux témoignages répétés en des endroits différents, jusqu’à présent inédits, de Tutsis et de « fauteurs de troubles » jetés dans des sacs, embarqués dans des hélicoptères et largués au-dessus de la forêt de Nyungwe et des villages environnants. Cela rappelle de tristes souvenirs, ce qu’ils appelaient les « crevettes Bigeard » pendant la guerre d’Algérie, cette pratique enseignée aux militaires argentins formés pendant la bataille d’Alger qu’ils utiliseront au large de Buenos-Aires.
La commission démontre que l’aboutissement de cette formation des miliciens et de l’armée rwandaise ne pouvait être que l’exécution de crimes de masse, et que les responsables français, civils et militaires, en avaient forcément connaissance. Elle dresse un tableau impitoyable de l’enchaînement des responsabilités au sein de l’appareil d’Etat français. Elle pointe, dans ses annexes, les responsabilités nominales des militaires et politiques français impliqués, ouvrant à la possibilité de poursuites judiciaires. Le silence et le déni ne pourront durer longtemps encore. L’étau se resserre.
L’association Survie, qui, avec la Commission d’Enquête Citoyenne, a abouti à des conclusions proches de celles des Rwandais, réclame la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire. Une commission d’enquête qui aurait accès au Secret-défense devrait aller plus loin que la mission d’information dirigée par Paul Quilès en 1998 qui n’était pas allée au bout des pistes entr’ouvertes et en avait ignoré bien d’autres. Ce n’est pas contradictoire avec une enquête internationale, mais c’est indispensable pour contraindre les responsables politiques français à prendre leurs responsabilités. Il faut impérativement lire ce rapport (sur le site : http://cec.rwanda.free.fr/). Il faut aussi lire ou relire le livre de Gabriel Péries et de David Servenay, « Une guerre noire », qui donne une des clés essentielles pour comprendre comment l’armée française en est arrivée là, trimbalant avec elle ses rêves d’empire perdu et ses théories de « guerre contre-révolutionnaire », déjà expérimentées en Algérie ou au Cameroun dans les années 60.
Alain Mathieu