Tout le monde ou presque l’avait prédit ainsi : « Le seul enjeu sera de connaître le taux de participation », ou celui qui sera annoncé officiellement. Personne n’était dupe, tellement il était écrit d’avance qu’Abdelaziz Bouteflika, président de l’Algérie depuis dix années, sera « élu » pour une troisième fois.
Cela ne faisait aucun doute, et pour y arriver, le pouvoir n’aurait, très certainement, même pas eu besoin de frauder. Les forces politiques l’avaient bien pressenti, et les deux principaux partis (bourgeois) d’opposition – d’opposition non pas au système en place, mais aux clans de l’oligarchie qui s’en arrogent, pour le moment, les principaux bénéfices – s’étaient bien abstenus de présenter des candidats. Ainsi, pour la première fois en même temps, ni le FFS (Front des forces socialistes) de Hocine Aït Ahmed, parti populiste à base régionale ancrée en Kabylie (région berbérophone), ni le RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie) de Saïd Sadi - son éternel rival en Kabylie mais qui représente surtout aussi les élites modernistes francophones du pays – ne participaient à une élection.
Ces deux partis d’opposition classiques, qui avaient de temps à autre participé à des gouvernements (le FFS au début des années 1990, le RCD de 1999 à 2001), vont d’ailleurs se rapprocher pour esquisser une perspective de survie politique à plus long terme. Ceci pour échapper au destin des autres grands partis politiques, qui se sont largement effacés derrière un président en apparence tout-puissant. C’est le cas du FLN, ex-parti unique, mais aussi du RND (Rassemblement national démocratique), son clone né en 1996/97, et encore des « islamistes modérés » du MSP-Hamas : ces trois partis ont intégré depuis des années l’« Alliance présidentielle ». Mais ils ne marquent guère la politique algérienne.
La gauche radicale, dont le principal parti anticapitaliste est le PST (Parti socialiste des travailleurs), n’avait pas participé à l’élection non plus. Y était présente, en revanche, la candidate du PT (Parti des travailleurs), Louisa Hanoun, une nationaliste de gauche aux origines trotskistes, qui critique à juste titre les institutions financières internationales tels que l’OMC et le FMI, mais « oublie » de plus en plus de critiquer également l’oligarchie algérienne et le système en place. Elle aura même terminé deuxième à l’élection présidentielle, selon les résultats officiels, avec… 4,22 %.
Le président Bouteflika aura encore augmenté son score officiel, passant de 73,8 % à sa première « élection » en avril 1999 puis 84,99 % (lors de sa réélection en avril 2004) à 90,23 % maintenant. Or, ces résultants sont une mascarade, même si Bouteflika aurait même, selon toute vraisemblance, remporté des élections qui auraient été honnêtes. Son premier score, obtenu le 15 avril 1999, avait d’ailleurs été enregistré alors même que six candidats sur sept – tous les autres sauf lui – s’étaient retirés la veille de l’élection puisque les fraudes s’annonçaient, à l’époque, trop visiblement. Tous les autres candidats n’étaient alors plus présents dans la course présidentielle, mais leurs bulletins restaient disponibles à côté des urnes. Depuis cette élections-là, fort controversées, Bouteflika augmente encore son score d’année en année. Grotesque.
Le plus « bizarre », dans l’histoire, est cependant le taux de participation annoncé, se chiffrant officiellement cette année à 75,5 %. Aucun observateur impartial n’y accorde de crédit. Luis Martinez, auteur de plusieurs analyses pertinentes sur l’Algérie et qui travaille sur le pays depuis des décennies, fait ainsi observer que ce taux de participation ne correspond à aucune logique. En 1990/91, après la fin du régime de l’ancien parti unique (implosé en octobre ’88) et avant l’éclatement de la guerre civile, régnait selon lui une véritable « euphorie démocratique » en Algérie. Des partis politiques, des associations, une presse pluraliste, des syndicats autonomes (en dehors de l’ancienne centrale proche de l’Etat, l’UGTA ou Union générale des travailleurs algériens) se fondaient à cette époque. Or, le taux de participation, en ces années-là, ne dépassait pas les 40 à 50 % au maximum. Alors, pourquoi, aujourd’hui, alors que la vie politique du pays est exsangue et placée à l’ombre d’un président en apparence « tout-puissant », il dépasserait les 75 % ? Cela apparaît, à juste titre, comme illogique.
Le secret est d’ailleurs facile à percer. Le 10 avril, lors d’une conférence de presse ayant lieu au lendemain du vote, une journaliste espagnole rendait très confus le ministre de l’intérieur, Yazid Zerhouni, par une simple question. Pourquoi, demandait-elle, on continue à utiliser en Algérie des urnes en bois (non transparentes), alors que dans la plupart des autres pays, on glisse des enveloppes fermées dans des urnes qui sont, elles, transparentes ? Zerhouni choisit de répondre à côté, changeant plusieurs fois de langue au cours de sa réponse et se confondant en pseudo-explications « bidon ». La réponse, tout le monde la connaît. Quand les urnes arrivent, elles sont déjà bourrées, elles comportent déjà de nombreux bulletins. Le langage populaire algérien les appelle « des urnes enceintes ». Il s’agissait, en annonçant un taux de participation grandiloquent à défaut d’être crédible, de donner une légitimité forte au régime présidentialiste mis en place ces dernières années.
Dans ce processus, Bouteflika a d’ailleurs gagné des parts de pouvoir y compris contre les généraux qui l’avaient pourtant choisis comme « candidat du consensus » officiel, dans l’hiver 1998/99, et l’avaient mis au pouvoir. Des généraux qui le gênaient ont été mis à la retraite (Lamari) ou envoyés sur un poste d’ambassadeur au Maroc (Belkheir), une sorte de mise en placard doré. C’est qu’il y a une nouvelle centralisation du pouvoir politique, concentré essentiellement entre les mains du président et de son entourage, au détriment d’un fonctionnement plus collégial du régime militaire des années 1990 (dont la tête était plus faible).
Cette concentration du pouvoir, et en même temps sa stabilisation, s’explique essentiellement par deux facteurs. Premièrement, le président Bouteflika est arrivé au pouvoir début 1999, autrement dit à la fin de l’atroce guerre civile (qui se terminait parce que les islamistes radicaux avaient perdu leur soutien populaire initial, en partie parce qu’ils avaient fait fuir leurs soutiens en imposant par la force des préceptes idéologiques de « moralisation » dans les zones qu’ils contrôlaient temporairement). Après les grandes tueries collectives de 1996 à 98, la population était tellement soulagée que « ça se termine » que le pouvoir en place aurait pu présenter un balai comme candidat à la présidence, et le balai aurait été élu, pour peu que le peuple puisse le rendre (co)responsable de la fin de la guerre civile. Le prix à payer a pourtant été lourd : l’amnistie, en deux étapes (1999 et 2005), des tueurs des deux côtés : et des islamistes radicaux anciennement armés et des militaires. Le tout accompagné d’un silence ordonné par l’Etat, puisque la loi d’amnistie de 2005 – la « Charte de réconciliation nationale » - interdit même d’évoquer en public « la tragédie nationale », pour ne pas « rouvrir les plaies ». La paix revenue est en partie celle des cimetières, et à coup sûr de l’amnistie des tueurs, de l’impunité.
Second facteur, l’augmentation forte des prix du pétrole sur le marché mondial, entre 1999 et 2007. Alors que l’Etat algérien a dû mendier le rééchelonnement de sa dette, il y a quinze ans (au pire moment de la guerre civile et aux pires conditions), les caisses de l’Etat sont pleines aujourd’hui. L’essentiel de l’argent n’a pas été redistribué, mais renfloue un fonds de devises gardé par l’Etat pour envisager des temps plus durs à venir. Il contient actuellement 139 milliards de dollars. L’essentiel de la dette a été payé, souvent de façon anticipée. Or, même si la majeure partie de l’argent n’a pas été redistribué auprès des Algériennes et Algériens, le régime a quand même été en mesure de « s’acheter la paix sociale » par des mesures de saupoudrage qui entretiennent le clientélisme. Puis il a lancé quelques grands travaux d’infrastructure, notamment pour parer (partiellement, certes) au manque criant de logements.
Or, à la différence du pouvoir « socialisant » des années 1970, celui actuellement en place n’a conduit aucune politique de développement autocentré, visant à sortir de la dépendance économique et du sous-développement structurel. Aujourd’hui, l’économie algérienne dépend, encore et toujours, à 97 % des recettes d’exportation de deux matières premières seulement : le pétrole et le gaz. Or, le prix de ses ressources naturelles, après être monté en flèche (mais provisoirement), est en baisse aujourd’hui, depuis un an et demi. Les recettes d’exportation de l’Algérie ont, en conséquence, fortement baissé : entre le premier trimestre 2008 et le premier trimestre 2009, elles sont ainsi passées de 18 milliards à 10 milliards dollar environ. Le recul se chiffre, selon le journal « El Watan » du 21 avril dernier, à 42 %.
La nouvelle concentration du pouvoir avait permis, au cours de ces dernières années, de régler certains conflits (entre clans de l’oligarchie et/ou courants politiques) à l’intérieur du pouvoir. Mais certaines questions n’étaient pas résolues. Ainsi celle du degré d’ouverture de l’économie algérienne – notamment vis-à-vis des intérêts occidentaux -, réclamée par une partie du pouvoir alors qu’une autre partie de l’oligarchie (désireuse de ne pas abandonner tout contrôle du marché intérieur, parfois pour des raisons mafieuses) freine. Depuis trois ans, le pouvoir algérien, réconforté par le prix du pétrole, avait en partie abandonné la politique d’ouverture frénétique poursuivie jusqu’en 2005. Alors que celle-ci pouvait souvent être qualifié de bradage de l’économie, au profit des Occidentaux mais aussi des capitaux du Golfe, un certain coup de frein était intervenu depuis 2005 avec notamment l’abandon du projet de privatisation accrue des puits de pétrole algériens. Récemment, une nouvelle règle avait même contraint toute firme étrangère qui effectue un investissement en Algérie, d’y associer à hauteur du 30 % du capital investi un partenaire algérien. Or, alors que la presse algérienne annonce ce 28 avril que le président Bouteflika a décidé de reconduire tout le gouvernement sortant (conduit par Ahmed Ouyahia), on apparend en même temps que cette exigence vient d’être purement et simplement abandonnée. L’ouverture de l’économie algérienne au capitalisme mondial risque ainsi de s’accélérer de nouveau.
Bertold de Ryon