8 juillet 1999

ALGÉRIE - Bouteflika joue l'homme providentiel

Tant sur le plan politique qu'économique, le nouveau président algérien bénéficie d'une conjoncture favorable. Il en profite pour affirmer un profil populiste et libérer nombre de militants islamistes. Mais pourra-t-il longtemps faire illusion ?

Abdelaziz Bouteflika sait qu'il bénéficie, un temps, de réelles marges de manuvre. Hier, l'opposition n'avait pu s'opposer à son élection: piégée par ses propres tractations avec l'armée, elle n'avait qu'affaibli l'homme des généraux. Aujourd'hui, une meilleure conjoncture économique aide Bouteflika à asseoir son pouvoir. Le prix du baril de pétrole est remonté, les moissons s'annoncent bonnes, le dinar a baissé de 20% en une année ce qui réduit les charges salariales.
Ainsi conforté, Bouteflika construit son mythe. L'homme se retire, dans un silence remarqué, ponctué de décisions peu coûteuses: les visas pour la France s'obtiendront en Algérie, la réduction de la durée du service militaire (déjà décidée par les militaires) s'ajoute à l'amnistie des plus âgés qui concerne 80000 jeunes... Alger retrouve sa place de capitale diplomatique: rassurés par l'engagement libéral proclamé le 1er mai, Européens et Américains dépêchent leurs émissaires, les premiers prêts arrivent. La rumeur prête à Bouteflika des inspections impromptues de justicier nocturne et les qualités d'un travailleur solitaire piochant ses dossiers.
Dans son premier discours, fin mai, prononcé dans un arabe châtié incompréhensible au plus grand nombre, le président a présenté les grandes lignes de sa politique et ses promesses: libéralisme à «visage humain», allégement des problèmes sociaux, défense des paysans endettés. Il a éveillé l'intérêt, suscité une attente teintée de méfiance. Il a annoncé son projet de réconciliation nationale avec les troupes de l'Armée islamique du salut (AIS), en trêve, depuis 18 mois. D'importants chefs du FIS le soutiennent. La résistance des associations des victimes du terrorisme, choquées par la réhabilitation de leurs bourreaux, ne pèse pas suffisamment face à l'aspiration des masses à la stabilité, rassurées par l'échec militaire et politique des islamistes depuis qu'elles leur ont retiré leur appui.
Le discours de Crans Montana, en Suisse, diffusé en Algérie, a soulevé un véritable enthousiasme populaire. Le président y avait le verbe haut d'un chef d'Etat reconnu. Sa présentation avantageuse de l'Algérie, de son potentiel économique et humain, destinée à rassurer les investisseurs étrangers et nationaux, a flatté le nationalisme des Algériens qui n'y reconnaissent pas le projet libéral des prédécesseurs de Bouteflika.
Le 4 juillet, alors que Cheb Mami animait la fête de la jeunesse, Bouteflika a annoncé l'amnistie de milliers de prisonniers islamistes. La loi de «concordance civile», récemment adoptée par le gouvernement et actuellement discutée par les députés, sera soumise à référendum. Il menace de démissionner si le peuple rejette ses propositions, ce qui sert son image de chef d'Etat, au-dessus de la mêlée, et laisse deviner des divergences au sein de l'armée à laquelle il demande publiquement son soutien. On peut supposer que les généraux renonceront à une démarche de désaveu, par crainte d'ouvrir une crise politique.
L'opposition libérale semble tétanisée. L'aile réconciliatrice ne peut s'opposer à la politique de réconciliation du président avec les islamistes, et Bouteflika a l'avantage de la proposer à des islamistes vaincus. Quant aux éradicateurs, beaucoup l'ont déjà rejoint. Le RCD attend son intégration dans le gouvernement et les communistes repentis sont faibles. Louisa Hanoune a renoncé depuis des années à ses principes anticapitalistes; elle s'est compromise par sa présence honteuse à l'investiture du président.
Les luttes ouvrières de l'automne dernier n'ont trouvé d'appui qu'auprès du Parti socialiste des travailleurs (PST), souvent raillé pour ses convictions et son combat pour l'auto-organisation des masses qu'il contribue, depuis les temps de la clandestinité, à construire. En l'absence d'une alternative forte de gauche, les travailleurs s'illusionnent, aujourd'hui, sur les promesses populistes de Bouteflika. S'il tente, pour s'attacher les masses, de s'en prendre aux importateurs et aux fraudeurs du fisc, il s'attaquera à ceux-là mêmes qui l'ont choisi. Les généraux le laisseront-ils faire? Quant à son pari d'instaurer un libéralisme sans misère sociale, le seul exemple de pays, pourtant riches, comme la France ou les Etats-Unis, malades d'exclusion sociale et d'inégalités, le condamne et prouve la nécessité de construire la riposte des travailleurs et des démunis.
Malika Aïche

Rouge - 08/07/99