16 mai 2000

Taoufik Ben Brik - La victoire est d'abord ici

Taoufik Ben Brik, journaliste tunisien et militant des droits de l'Homme, est en grève de la faim depuis le 3 avril. Il est devenu la figure emblématique de la "Tunisie militante" qui combat la dictature.

Quelle est la situation après cinq semaines de grève de la faim que tu as entamée, et la répression qui s'est abattue contre les tiens et les militants de la société civile tunisienne?
Taoufik Ben Brik - Ils m'ont rapporté le passeport, mais ce passeport ne vaut rien tant que je n'ai pas le droit de sortir du territoire tunisien. Ils ont promis, via mon avocat, qui est mon négociateur, que mon frère Jalel, militant trotskyste, emprisonné depuis une semaine, allait sortir. Mais maintenant ils disent qu'il ne sortira pas à cause de la lettre que j'ai adressée à Chirac. Ils soutiennent Chirac, et pour eux comment puis-je critiquer Chirac, l'ami du président? On entendra demain le verdict, le 3mai, jour de la fête de la presse. On a constitué, autour de Jalel, un comité de soutien pour sa libération, composé de 38 poids lourds de la société civile tunisienne: le président du Conseil national pour les libertés en Tunisie, le président de l'Association tunisienne des jeunes avocats, le secrétaire général du parti Forum, le vice-président de la Ligue tunisienne des droits de l'Homme, une responsable des femmes démocrates, un membre responsable de Raid-Attac Tunisie, un responsable du Parti communiste ouvrier de Tunisie. La présidente de ce comité est Radhia Nasraoui, femme d'Hama Hammami, leader qui vit actuellement dans la clandestinité, mais aussi la plus célèbre avocate tunisienne, l'avocate de tous les combats politiques. Une pétition a été lancée hier qui a déjà recueilli, en une seule journée, plus de 220 signatures, dont celles d'une centaine d'étudiants, ce qui est une première, mais aussi des syndicalistes, beaucoup de communistes, et toute la frange de la Tunisie militante.
Peut-on faire un rapprochement entre ton inculpation et la publication du rapport du Conseil national des libertés en Tunisie, dont tu es membre?
Taoufik Ben Brik - L'inculpation, non, c'est d'abord à cause de mes articles: dans chaque article que j'écris je m'éloigne des lignes rouges qu'a tracées le régime. Le dernier article était le prélude à une question taboue, une question interdite: la corruption. J'ai fait un reportage sur le souk Moncef Bey, qui a flambé. C'est le marché de tous les trafics. Et là ils ont su que j'étais en train de marcher sur la famille et les clans. Moi-même quand j'ai écrit cet article, comme d'autres, c'est avec la peur dans les entrailles. Mais cela a aussi un grand rapport avec le Conseil national des libertés. Je suis responsable de la communication du CNLT, mais aussi le rédacteur principal de son rapport. Dans ce rapport, on trouve une approche journalistique, et si on recoupe ce qui y a été écrit, on le retrouve, parfois avec les mêmes phrases, dans mes articles. Ils savent que je suis le plus grand fan de la police tunisienne, comme d'autres sont fans de Maradona ou de Madonna, je suis un fan de Mohamed Ali Ganzoui, le secrétaire d'Etat à la Sécurité nationale, Imed Daghar, le chef-adjoint du district de Tunis, de Taoufik Bououne. Et ça, ce sont les stars, mais il y a aussi les comparses.
Que craint le pouvoir face à la création de Raid-Attac, au point d'en arrêter les responsables qui venaient d'en déposer les statuts?
Taoufik Ben Brik - Ils ont peur. L'arrestation est due, je crois au communiqué qu'ils ont publié où ils me soutiennent. Et dès le moment où cette association sort de l'ombre et commence à faire des communiqués critiques à l'égard du régime, ils ont peur de revivre le schéma du Conseil national des libertés. Ils disent: il faut la tuer tout de suite, sinon elle va prendre de l'essor et après on ne peut plus rien contre elle.
Mais déjà une victoire est remportée, et l'écho de ta grève de la faim est énorme, notamment en France.
Taoufik Ben Brik - La victoire est d'abord ici, elle n'est pas ailleurs. Des militants tunisiens, des femmes, des gens, qu'on dit être de bons pères de famille, sont venus le jour où j'ai été séquestré à la clinique Saint-Augustin, ils se sont battus avec leurs poings pour me libérer des griffes des services spéciaux. Ils se sont battus, on n'avait jamais vu cela. Et sans le soutien de la Tunisie militante, je n'aurais pas cette énergie. La victoire c'est aussi que tous ces gens-là se sont regroupés à cette occasion. Autrefois ils étaient éparpillés. Cette grève de la faim a réveillé une institution qui somnolait depuis trente ans, le Conseil de l'ordre des avocats, qui a émis un communiqué virulent. Les associations légales se sont regroupées pour protester. Toute la société est en train de se regrouper et de se battre: ils n'ont plus peur. La stratégie de la peur a éclaté en mille morceaux. Plus que ça, l'autre victoire, c'est que dans toute la région arabe, j'ai un soutien plus que formidable. Toute la société algérienne, toute la presse algérienne, au jour le jour, me soutiennent, il y a eu des meetings. Il faut avoir beaucoup d'humilité devant cette capacité de grande amitié des Algériens, des Marocains, des Egyptiens et des Libanais. Mais plus que cela, je salue le bouclier médiatique de mes pairs en France, en Suisse, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis. Sans ce bouclier des journalistes du monde entier, mon affaire, qui est devenue une affaire de rue en Tunisie, ne serait pas devenue cette affaire à l'échelle planétaire. Même CNN en a parlé. Tout cela, je le dois à mes pairs journalistes.
Propos recueillis par Alain Mathieu