2 juin 2000

Egypte - La menace islamiste

Un roman syrien paru récemment a été dénoncé comme blasphématoire envers l'islam. Les étudiants de l'université islamique Al Azhar se sont fortement mobilisés contre sa diffusion, ouvrant une nouvelle crise politique. Intellectuels, journalistes et associations des droits de l'Homme se mobilisent contre le mouvement islamiste réactionnaire.
Une campagne de presse contre le roman syrien Festin des algues de mer de Haydar Haydar, dénoncé comme blasphématoire envers l'islam, a entraîné d'énormes mobilisations parmi les étudiants de l'université islamique Al Azhar du Caire et une crise politique. Le roman évoque la tragédie des communistes irakiens dans les années 1960 et la confiscation de la révolution algérienne par les militaires et les nouvelles élites après la guerre d'indépendance. Il a été un grand succès dans l'ensemble du monde arabe. Publié au Liban en 1983, il est considéré comme une des uvres majeures de la littérature arabe contemporaine.
L'offensive intégriste
Les étudiants réclamaient l'interdiction du roman, la destruction des exemplaires mis en vente, la mort de l'auteur et la démission de Farouq Hosni, le ministre de la Culture, pour avoir autorisé sa réimpression. Le journal islamiste Al Sha'b ("le peuple") accuse l'auteur d'insulter Dieu et l'islam. Il dénonce le ministre de la Culture, le directeur de la collection "Horizons d'écriture" et le romancier comme apostats, les condamnant alors à la peine de mort. Les manifestations dans le campus situé dans la banlieue résidentielle de Medinat El Nasr ("ville de la victoire") au Nord-Est du Caire ont rassemblé 5000 personnes avec d'importants cortèges de femmes. La police a brutalement réagi, utilisant gaz et balles plastiques. Les troubles ont continué plusieurs soirs autour des cités universitaires ; 55 étudiants ont été blessés et hospitalisés, 75 étudiants ont été arrêtés. Trois policiers ont été blessés et 12 véhicules endommagés.
En novembre 1999, la collection Afaaq Al Kitaaba ("Horizons d'écriture") a publié le roman via l'Organisme général des palais de la culture, qui dépend du ministère de la Culture.
Le ministre de la Culture a d'abord déclaré que le livre avait été retiré de la circulation en novembre 1999, date de publication de l'édition égyptienne! Pour éviter la confrontation, il annonce la mise en place d'un comité chargé de rédiger un rapport d'évaluation.
Le rapport du comité a estimé que le roman ne portait pas atteinte à la religion musulmane et que certains termes avaient été cités et interprétés hors de leur contexte. Ceci n'a pas apaisé la fièvre. Al Sha'b a refusé de reconnaître le comité, car il émanait de l'autorité ayant publié le livre et serait incompétent en matière de religion. Il s'est en revanche réjoui que la Cour de sûreté de l'Etat enquête auprès du romancier Ibrahim Aslane1 et d'Hamdi Abou-Guélil, fonctionnaires de l'Organisme général des palais de la culture et responsables de la publication. Le Front des oulémas d'Al Azhar2 a appelé le président égyptien, Hosni Moubarak, à mettre un terme aux "crimes" du ministère de la Culture. Il a dénoncé la publication par le ministère d'autres ouvrages portant atteinte à la religion.
La réplique des progressistes
Une vigoureuse contre-offensive des milieux intellectuels s'est alors produite. Plus de 1000 intellectuels ont signé un texte défendant le roman et l'auteur. Plusieurs réunions ont été organisées, par exemple au syndicat des journalistes. Lors de l'audience de la Cour de sûreté de l'Etat, plus de 200 intellectuels sont venus exprimer leur solidarité avec les responsables de la publication. L'Association des artistes indépendants et plusieurs journaux ont joué un rôle clé dans cette réaction. L'organisation égyptienne des droits de l'Homme a aussi condamné la "violence culturelle" et "les campagnes qui dénoncent les écrivains et artistes comme apostats".
Cet épisode traduit la gravité de ce que l'on peut nommer le "terrorisme intellectuel" à légitimité religieuse, face auquel l'Etat a toujours été extrêmement gêné. Ce dernier se pose en défenseur de la "vraie religion" et n'hésite pas à promouvoir un discours et des politiques au contenu conservateur voire réactionnaire. Ceci explique donc son attitude ambiguë voire carrément hostile lors de tels épisodes. Le pouvoir possède sa propre mouvance conservatrice ou fondamentaliste. On la retrouve au sein de l'université Al Azhar, dans le parti au pouvoir, les élites intellectuelles ou encore l'administration. Dans certains cas, les "affaires" sont même animées par des réseaux proches du pouvoir.
Dans le cas présent, de nombreux intellectuels se sont retrouvés "coincés". Certains avaient mené des batailles féroces contre le ministre de la Culture. La gravité de l'affaire a mis un terme à une certaine passivité initiale. Les délires hystériques d'Al Sha'b ont entraîné des mobilisations de rue significatives. Les intellectuels ont alors pris conscience que la liberté de création et d'expression artistique était menacée.
Une situation inquiétante
Les autorités égyptiennes ont finalement décidé de réagir. Le comité des partis politiques a décidé d'interdire Al Sha'b et de suspendre les activités du Parti du travail (islamiste) jusqu'à ce qu'il statue sur la crise interne qui traverse cette organisation à propos du poste de président. Une enquête est ouverte.
Cette décision intervient après des appels de journaux réclamant de telles mesures en raison de l'affaire. La nature démagogique, xénophobe et réactionnaire de la thématique défendue par ce courant islamiste apparaît clairement aujourd'hui. L'intervention d'un pouvoir autoritaire et corrompu au nom du respect de la "liberté" n'est en fait qu'un recul sérieux pour la démocratie et le pluralisme. Les partis légaux d'opposition (libéraux, nassériens, gauche réformiste) ont d'ailleurs réagi dans ce sens. C'est aussi un signe inquiétant à la veille des élections législatives prévues en novembre prochain. Loin de représenter une défaite de la thématique totalitaire du courant islamiste, le risque est grand que ce dernier n'apparaisse comme la victime de l'arbitraire alors qu'il s'était engagé dans la défense de la religion.
Sayyed Murshid
1. Voir la traduction de son roman Equipe de nuit, Paris, Actes Sud.
2. Opposition proche des Frères musulmans au sein de l'université islamique.