16 juin 2000

Tunisie - Le combat des femmes

Alhem Belhadj, représentante de l'Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), était à Paris cette semaine pour participer à un meeting de solidarité avec les démocrates tunisiens. "Rouge" lui a posé quelques questions.
Peux-tu resituer l'affaire Ben Brik dans le contexte politique tunisien?
Alhem Belhadj - La grève de la faim de Taoufik Ben Brik, très médiatisée, a permis de parler de la situation politique en Tunisie, notamment de l'absence de liberté de la presse. Mais elle vient après d'autres mobilisations plus importantes. Le décès de Bourguiba a aussi été un moment de contestation: les Tunisiens ont considéré que le pouvoir tentait d'occulter une partie de leur histoire, en les écartant des funérailles. Pour la première fois depuis longtemps, les gens exprimaient ouvertement des critiques contre le pouvoir.
L'affaire Ben Brik a dévoilé un ras-le-bol sous-jacent, qui n'avait pas pu s'exprimer depuis une dizaine d'années, du fait de la peur et de l'autocensure. Depuis un certain temps, des textes critiques circulent, sous forme de photocopies, comme autant de preuves de l'exacerbation des contradictions au sein du pouvoir. Certains montrent une connaissance tellement précise des mécanismes de corruption qu'ils ne peuvent qu'émaner des différents clans qui s'affrontent au sein du pouvoir tunisien. D'autres éléments témoignent de cette crise: vague d'arrestations parmi les responsables de la police, attentat contre un journaliste, changements de positions chaotiques dans la gestion de la répression contre Ben Brik ou contre les associations, telles que Raid (Attac-Tunisie).
Le mouvement démocratique tente de s'engouffrer dans la brèche: création d'associations de chômeurs, de comités pour la défense de certains prisonniers politiques, pour la liberté de la presse. C'est là la principale victoire du mouvement démocratique sur l'autocensure.
Quelles sont les activités de l'ATFD?
A. Belhadj - Officiellement reconnue depuis août 1989, elle se situe dans la continuité des mouvements féministes des années 1970. Elle agit sur le terrain des revendications pour l'égalité, contre les discriminations, pour modifier les mentalités. Alors que le pouvoir cherche en permanence à utiliser la question des femmes comme axe de sa propagande, il ne pardonne pas à l'ATFD sa lutte pour imposer une organisation autonome.
La principale réalisation de l'ATFD est la création, dès 1993, d'un centre d'écoute des femmes victimes de violences. Une activité qui lui a valu de nombreuses manifestations d'intimidation, de censure et de répression. Les militantes sont victimes de tracasseries professionnelles ou administratives, notamment pour obtenir un passeport. L'ATFD n'a pas accès aux médias. Le local de l'association est surveillé en permanence et a été soumis à un véritable état de siège policier, à l'occasion d'une journée portes ouvertes pour "le droit au passeport".
Afin de desserrer l'étau, l'ATFD a renforcé son intervention au sein de l'Interassociatif qui regroupe les associations indépendantes: Ligue tunisienne des droits de l'Homme, Association tunisienne des avocats, Amnesty International et l'Union générale des étudiants tunisiens. La volonté d'autonomie de l'ATFD la conduit souvent à mettre au premier plan la lutte pour les libertés démocratiques, pour la liberté d'expression, parfois avant même les revendications qui sont sa vocation première.
Un travail a été entrepris sur la pauvreté et l'appauvrissement des femmes, mais il se heurte au manque de données statistiques fiables, même si s'impose le constat d'une détérioration de la situation, très différente de celle qui prévalait lors de la période de croissance du début des années 1990, lorsque la Tunisie était l'enfant chéri du FMI. Aujourd'hui, les femmes représentent 20 % de la population active. Elles sont essentiellement présentes parmi les ouvrières du textile, secteur dominé par les investissements étrangers auxquels une loi datant de 1972 accorde toutes les garanties possibles, ainsi que dans les secteurs marginalisés des services où elles sont surexploitées, dans le cadre de contrats précaires et sous-payés.
Malgré les nombreuses difficultés évoquées, l'association a pris un certain nombre d'initiatives dans le cadre de la préparation de la Marche mondiale des femmes. La campagne a été lancée le 11 mars par une réunion dans un théâtre privé, puisque la rue est interdite. Le 4 mai, à l'appel de l'Interassociatif, une manifestation s'est tenue en province, pour la liberté de la presse et les droits des femmes. Une conférence de presse contre les violences et le harcèlement sexuel a dénoncé la manière dont sont traitées les femmes dans les commissariats et les tribunaux, lorsqu'elles veulent faire appliquer les lois progressistes dont se vante le pouvoir. Un tract et une affiche reprenant les thèmes de la Marche mondiale ont été sortis. D'autres initiatives sont en cours de préparation, telles qu'une table ronde fin juillet sur les violences et le harcèlement sexuel.
Propos recueillis par François Duval