17 juillet 2000

Dette - G7: bas les masques

Voici plus d'un an, en juin 1999 à Cologne, la coalition plurielle Jubilé 2000 remettait 17 millions de signatures aux dirigeants du G7 afin de les amener à annuler la dette de 50 pays du tiers monde. Ces derniers s'engagèrent à annuler rapidement jusqu'à 90% de la dette de 41 pays pauvres très endettés (PPTE). Eric Toussaint, président du Comité pour l'annulation de la dette du tiers monde, tire le bilan des promesses.
Dans les enceintes internationales, en juin 1999 à Cologne, les effets d'annonce se succédèrent. Devant l'assemblée du FMI et de la Banque mondiale, Michel Camdessus lut la lettre des deux jeunes Guinéens morts dans le train d'atterrissage d'un avion de la Sabena, et déclara que leur appel avait été entendu grâce à l'initiative de Cologne. En septembre 1999, le président Bill Clinton annonça 100% d'annulation de la dette des pays pauvres à l'égard de son pays. Il fut suivi par Gordon Brown, chancelier de l'Echiquier en Grande-Bretagne, par Jacques Chirac, etc.
A l'époque, le Comité pour l'annulation de la dette du tiers monde (CADTM) joua les Cassandre en dénonçant cette initiative comme une vaste supercherie et en appelant à la mise en oeuvre de solutions véritables.
Un an après Cologne
Sur les 100 milliards de dollars annoncés, à peine 2,5 milliards ont été effectivement réunis. Cela représente environ 1,2% de la dette des 41 pays pauvres très endettés (PPTE), dette qui a poursuivi depuis son ascension. On est bien loin des 90, voire 100% d'annulation annoncés! Au-delà d'une discussion sur l'ampleur exacte de l'effort accompli, tous s'accordent aujourd'hui à reconnaître que très peu a été fait.
Le Congrès américain a alloué aux réductions de dettes 63 millions de dollars en l'an 2000, 69 millions en 2001, soit un quart de millième du budget annuel de la défense des Etats-Unis, qui s'élève à quelque 280 milliards de dollars. Par ailleurs, on prévoit un excédent budgétaire de 100 milliards de dollars pour les dix années à venir. On devine que l'intention du Capitole et du Pentagone est d'en utiliser une partie pour le projet militaire de bouclier antimissiles plutôt que pour l'annulation de la dette du tiers monde.
Selon nos calculs, aucun pays créancier du Nord ne fera un effort supérieur à 1% de ses dépenses militaires. C'est ainsi que le gouvernement belge a prévu d'allouer une somme de 800 millions de francs belges (environ 20 millions d'euros) à l'effort d'allégement de la dette du tiers monde. Au rythme de 800 millions de francs belges par an, il faudra 100 ans pour annuler les 92 milliards de francs belges que les PPTE doivent à la Belgique. Il est également utile de préciser que les sommes affectées par les Etats industrialisés à l'allégement de la dette sont utilisées pour indemniser des entreprises privées allemandes, françaises, belges, qui ont participé à la réalisation d'éléphants blancs (1) dans les pays aujourd'hui écrasés sous le fardeau de la dette (notamment des installations inadaptées aux besoins locaux, tel le barrage d'Inga sur le bas Congo ou la sidérurgie Klöckner au Cameroun). Eléphants blancs achetés par des régimes qui ont reçu de la part de ces entreprises des commissions afin d'accepter prêts et projets "clé sur porte". D'énormes contrats étaient en jeu, et les entreprises en question bénéficiaient de la complicité des gouvernements occidentaux qui voulaient maintenir des liens étroits avec leurs anciennes colonies (France, Grande-Bretagne, Belgique, Allemagne, Espagne, Portugal) ou conquérir de nouveaux marchés en s'assurant d'alliés stratégiques (Etats-Unis).
Tout aussi grave: certaines sommes affectées à l'indemnisation des créanciers privés sont à charge des budgets de la coopération au développement. Bref, les sommes annoncées par les gouvernements du Nord sont à charge de la collectivité et bénéficient pour partie à des entreprises privées qui, pourtant, sont largement responsables du désastre des pays du tiers monde. On peut se demander légitimement pourquoi il est nécessaire d'indemniser des créanciers privés qui ont déjà largement tiré profit de contrats juteux avec les pays endettés ainsi que de subsides publics de la part des gouvernements du Nord.
Par ailleurs, la France et le Japon, qui prétendent annuler les dettes des PPTE à leur égard, mentent de manière honteuse. En réalité, ils exigent le remboursement de la dette. Après avoir perçu le remboursement, la France et le Japon feront don des sommes perçues. Parler d'annulation est un abus de langage. Le Japon exige explicitement que l'argent rendu aux pays du Sud soit utilisé par ceux-ci pour acheter des marchandises et des services fournis par des entreprises japonaises. Bref, la dette est bel et bien remboursée et l'argent prétendument offert rentre dans les coffres des entreprises du pays "donateur".
C'est sous cet angle qu'il faut considérer l'annonce, faite à Okinawa le 23 juillet 2000, d'un "effort" de 15 milliards de la part du Japon afin de soutenir le développement d'Internet dans les pays du tiers monde. Il s'agit une fois de plus d'une aide liée qui vise à amener les pays bénéficiaires à acheter du matériel informatique japonais. La France est plus discrète à ce propos car, depuis de nombreuses années, d'importants mouvements progressistes critiquent de manière acerbe l'"aide liée". Rappelons cependant que le président Jacques Chirac propose depuis plusieurs années aux PPTE de bénéficier d'annulations de dette à condition de privatiser leurs entreprises au profit de multinationales françaises. Bouygues, Vivendi et autres grandes multinationales françaises ont acheté à des prix bradés des secteurs économiques entiers dans les anciennes colonies françaises d'Afrique grâce à cette politique.
Directives néolibérales
Enfin, n'oublions pas que toutes ces initiatives d'allégement de dette sont liées à l'imposition par les pays créanciers de politiques d'ajustement structurel qui, même si elles sont rebaptisées "Cadre stratégique de lutte contre la pauvreté", impliquent à la fois la poursuite de l'ouverture forcée des pays concernés aux productions du Nord, l'extension d'une politique fiscale qui fait peser le poids des impôts sur les pauvres. Ces politiques impliquent aussi la privatisation généralisée des services de distribution d'eau et d'énergie, le maintien d'une politique du tout à l'exportation au détriment de la sécurité alimentaire (abandon des cultures vivrières au profit des cultures d'exportation) et aux dépens de la préservation des ressources naturelles (déforestation et exploitation extrême des ressources en matières premières et en combustible), la privatisation des terres communales, la réduction des salaires faméliques de la fonction publique, bref l'application du modèle néolibéral pur et dur, saupoudrée d'un peu de subventions ciblées vers les pauvres "absolus".
En conclusion, les initiatives actuelles sont soit totalement insuffisantes, soit inacceptables purement et simplement.
Pour mettre en pratique de véritables solutions, il faut lever le voile sur la réalité de l'endettement du tiers monde: celui-ci est un mécanisme de transfert de richesses du Sud vers le Nord. Selon les chiffres les plus récents fournis par la Banque mondiale, les 41 PPTE ont transféré en 1998 vers les créanciers du Nord 1680 millions de dollars de plus que ce qu'ils ont reçu. C'est colossal. Les PPTE enrichissent les pays les plus riches: telle est la réalité.
Si nous élargissons le champ à l'ensemble des pays en développement, le scandale prend des proportions inouïes. En 1999, ces pays ont réalisé un transfert net de 114,6 milliards de dollars au profit des créanciers du Nord! C'est au moins l'équivalent du plan Marshall, transféré en un an seulement.
Une autre indication: l'ensemble des pays en développement a remboursé (en principal et en intérêts) 350 milliards de dollars en 1999, soit sept fois plus que l'ensemble de l'aide publique au développement qui s'est élevée cette année-là à 50 milliards de dollars!
Quelles solutions?
Il faut partir de la satisfaction des besoins humains fondamentaux garantis par la Déclaration universelle des droits de l'Homme. Plutôt que de pérorer sur les possibilités offertes aux pays du Sud par l'accès aux marchés financiers et sur les bénéfices supposés de la mondialisation, ayons en tête que l'Afrique subsaharienne rembourse chaque année près de 15 milliards de dollars, soit quatre fois plus que ce qu'elle dépense pour la santé et l'éducation. Or, selon le Programme des Nations unies pour le développement, avec 40 milliards de dollars par an en dix ans, on pourrait à la fois rendre universel l'accès à l'éducation primaire; garantir à l'échelle de la planète l'accès à l'eau potable à ceux qui en sont privés; fournir des soins de santé aux 2000 millions qui n'y ont pas accès; assurer une alimentation suffisante aux 2000 millions d'anémiés.
Si l'on veut un véritable développement humain, un développement durable et socialement juste, plusieurs mesures urgentes s'imposent.
- Annuler la dette extérieure publique du tiers monde (celui-ci a remboursé plus de quatre fois ce qu'il devait en 1982 quand la crise de la dette a éclaté). Cette dette publique extérieure s'élève à environ 1600 milliards de dollars, soit moins de 5% de la dette mondiale qui s'élève à près de 40000 milliards de dollars. Annuler la dette du tiers monde, c'est exiger des différents créanciers réunis qu'ils effacent dans leur compte 5% de leurs actifs. Ce n'est pas trop.
- Mener à bien des poursuites judiciaires pour mettre fin à l'impunité de ceux qui se sont enrichis illicitement aux dépens de leur peuple, ainsi que de ceux qui, au Nord, ont été leurs complices. Il faut exproprier ces biens mal acquis et les rétrocéder aux populations spoliées via un fonds de développement local contrôlé démocratiquement.
- Abandonner les politiques d'ajustement structurel si funestes pour les populations du tiers monde.
- Appliquer une taxe de type Tobin et affecter la majeure partie des recettes à des projets de développement socialement juste et écologiquement durable.
- Réaliser les engagements pris par les Etats au sein des Nations unies en portant l'aide publique au développement à 0,7% du produit intérieur brut des pays industrialisés (elle ne s'élève aujourd'hui qu'à 0,24% pour l'ensemble de l'OCDE). L'APD devrait être entièrement versée sous forme de don (alors qu'aujourd'hui une partie de celle-ci est octroyée sous forme de prêts...).
- Arrêter la déréglementation des échanges commerciaux car elle affecte directement les populations du tiers monde.
Ces propositions sont certes insuffisantes pour remédier à l'ensemble des injustices qui régissent les relations entre le Nord et le Sud; elles n'en sont pas moins nécessaires si l'on veut donner une chance réelle au développement humain et à la justice.
Eric Toussaint
1. Expression qui désigne des projets colossaux et fantoches permettant des détournements d'argent au profit des classes dirigeantes.
- A lire : Eric Toussaint, "La Bourse ou la vie. La finance contre les peuples", Syllepse, Paris, 422 p.