14 septembre 2000

ALGÉRIE - Chape de plomb sur l'Algérie

Badreddine Djahnine, Sabiha Djahnine et Soumia Salhi
Cette année, l'université d'été de la LCR accueillait trois camarades algériens. Badreddine Djahnine est secrétaire général du syndicat des travailleurs de l'éducation dans la wilaya de Béjaia. Sabiha Djahnine est syndicaliste enseignante. Soumia Salhi est syndicaliste UGTA dans la chimie. Tous trois sont membres du Parti socialiste des travailleurs.
Bouteflika vient de nommer son 3e chef de gouvernement. Rupture ou stabilité?
Soumia Salhi - Les gouvernements se suivent et se ressemblent. L'Algérie est gouvernée par une seule institution, l'armée. Bouteflika en est le "superministre" des Affaires étrangères. A l'extérieur, il présente l'armée comme garante de la stabilité et poursuit sa quête d'investissements. Il doit donner des garanties, d'où la politique de concorde civile et de centralisation du pouvoir.
Badreddine Djahnine - Benbitour vient de démissionner du poste de chef du gouvernement. Il ne pouvait plus gouverner sans autorité sur ses ministres, nommés pour l'essentiel par Bouteflika, partisan d'une privatisation immédiate du secteur public (80% du tissu industriel). Or Benbitour hésitait, le désengagement de l'Etat lui faisait craindre des explosions sociales ingérables... La nomination de Benflis, ex-ministre de la Justice et directeur de la campagne présidentielle de Bouteflika, incarne une difficulté à stabiliser une dynamique durable de libéralisation. Contrairement aux protectionnistes encore nombreux, il est tout désigné pour appliquer les orientations de la présidence. La nomination de Belkhadem, fervent défenseur des thèses réconciliatrices, au Affaires étrangères prétend convaincre les pays occidentaux et ceux du Golfe de l'amélioration de la situation.
Et l'islamisme? La capacité de nuisance des groupes armés semble encore présente.
B. Djahnine - Les groupes islamistes montés au maquis reviennent en rangs dispersés, isolés et trahis. Les chefs de groupes se contentent de négocier des pensions et des visas. La réactivation de certains groupes, leur réapparition dans nos rues, les désigne comme principaux responsables des assassinats et massacres. L'islamisme politique qui décline subit le discrédit engendré par ces redditions massives, sur lesquelles les leaders du FIS n'ont pas prise.
Ces redditions sont-elles vécues comme une victoire?
B. Djahnine - Pas vraiment. La défaite islamiste a commencé en 1994 avec les enlèvements de jeunes filles, les viols et les premiers attentats aveugles: les groupes, isolés par la colère et le désengagement des gens, ont été plus faciles à réprimer par une armée qui avait également appris à s'adapter. Ceci dit, Bouteflika a démobilisé ce dispositif populaire anti-islamiste et ces négociations ont été injustes. Les corps supplétifs de l'armée, sans lesquels la guerre de proximité n'aurait pu être menée, ont été remerciés par ceux qui les ont utilisés et se sont sentis méprisés, spoliés. On ne peut pas demander à quelqu'un qui reconnaît l'assassin de sa famille dans la rue d'accepter que le passé soit effacé sans procédure judiciaire. Les Algériens ont vu revenir impunis ceux qui semaient la mort.
La loi sur la concorde civile s'est transformée en amnistie...
B. Djahnine - Cette loi devait "offrir une couverture légale" au processus de reddition conclu par l'AIS et l'armée en 1997. Le sentiment d'injustice est général; quoiqu'à responsabilité lourdement inégale dans les souffrances des Algériens, les responsables de la torture sont toujours protégés. Ceux qui ont eu à subir la répression pour appartenance aux rangs islamistes ou par proximité familiale ne peuvent pas l'accepter.
S. Salhi - La gestion de la question islamiste n'est pas la seule source de mécontentement. Le plus dur à vivre, c'est la paupérisation.
Justement, qu'en est-il des luttes sociales?
B. Djahnine - Elles ne cessent pas. Après les grandes grèves de 1998, il y a eu surtout celles des cheminots et sidérurgistes. Les mobilisations ont fait sérieusement peur au pouvoir; à Annaba, ils ont tiré sur les travailleurs, une mobilisation nationale a suivi, encadrée par l'UGTA, centrale dans laquelle nous militons mais qui se définit elle même comme un "syndicat pompier".
S. Salhi - Les travailleurs perçoivent leur faiblesse dans les rapports de forces actuels. Souvent, ils s'en remettent à l'UGTA pour négocier. La peur du licenciement pousse à s'accrocher à son emploi.
Quelle place occupent les femmes dans l'UGTA?
S. Djahnine - Je suis syndicaliste de base et à ce niveau, sans être à égalité avec les hommes dans un corps, l'enseignement, qui compte plus de femmes, nous sommes présentes et actives. On me demande souvent d'accepter des responsabilités au niveau fédéral que je refuse. Les réunions syndicales se passent souvent au café, lieu réservé aux hommes. Etre syndicaliste, féministe et militante politique est déjà tellement à contre-courant...
S. Salhi - Nous menons une bataille autour de la représentation des femmes. La question des quotas a été posée à l'UGTA pour le prochain congrès et nous pourrons élire des déléguées sur cette base... Nous préparons aussi une conférence des femmes travailleuses, une première réunion a rassemblé une centaine de femmes syndicalistes le 1er mai dernier. Mais la question des femmes dans l'UGTA ne peut pas être séparée du contexte national.
A son élection, Bouteflika avait fait des promesses aux femmes...
S. Salhi - La composition exclusivement masculine de ses gouvernements vient rappeler qu'une fois les suffrages des femmes ramassés, la question devient taboue... Ceci dit, c'est avant tout la preuve que les mobilisations féministes ont reculé. Le contexte économique n'aide pas: privatisations et licenciements font planer la menace d'un retour massif des femmes au foyer; le désengagement de l'Etat condamne la fréquentation des écoles et l'accès aux soins. L'effrayante progression de la prostitution témoigne de la misère. La croissance dont se targuent les émules du FMI s'accommode de la descente aux enfers de la majorité, pendant qu'une minorité connaît une vertigineuse croissance de son bien-être. Il n'y a pas d'avenir si instruction et emploi ne sont pas au rendez-vous.
Le report d'une nouvelle législation est lié au choix d'une fraternisation avec les islamistes locaux et ceux du Golfe, qui font miroiter leurs pétrodollars. Enfin, autant les revendications concrètes de femmes se posent, autant nous avons besoin de poser les problèmes de l'Algérie dans leur globalité, et de rattacher nos expériences à celles de tous ceux et celles qui, au niveau mondial, cherchent une alternative au désastre libéral.
Propos recueillis par Malika Aïche

Rouge 14/09/00