1 octobre 2000

Olivier Le Cour Grandmaison - L'intolérable silence

Olivier Le Cour Grandmaison préside l'association "17 octobre 1961 contre l'oubli". Maître de conférences en sciences politiques à l'université d'Evry-Val-d'Essonne, il est l'auteur de: "les Citoyennetés en révolution" (PUF, 1992), "les Etrangers dans la cité: expériences européennes" (en collaboration avec C. Withol de Wenden, La Découverte, 1993). Il collabore également aux revues "Les Temps modernes", "Critique", "Lignes".
S'il reste quelques Bastille de la mémoire collective à prendre, la guerre d'Algérie et, au-delà d'elle, le passé colonial de la France sont assurément les premières d'entre elles. D'amnisties expéditives en amnésie organisée par la raison d'Etat et - la formule est de J.-F. Lyotard - par une "histoire édifiante" qui continue, à propos de ces événements, à raconter le passé en nous racontant des histoires, le silence et l'oubli l'emportent depuis longtemps. Leur persistance n'honore guère les responsables politiques de ce pays qui, par ailleurs, exaltent le "devoir de mémoire" et sont parfois si prompts à critiquer les difficultés rencontrées par d'autres Etats pour affronter des périodes peu glorieuses de leur histoire. Cette situation n'a que trop duré. Parmi les événements de ce passé, il en est un particulièrement important: il concerne le crime d'Etat commis les 17 et 18 octobre 1961 à Paris.
Rappelons brièvement les faits. Le mardi 17 octobre 1961, des milliers d'Algériens décident de manifester pacifiquement dans les rues de la capitale pour protester contre le couvre-feu que le gouvernement français de l'époque leur impose à eux seuls. Le soir même et les jours qui suivent, la répression est d'une extrême brutalité; elle fait, selon l'historien Jean-Luc Einaudi, plus de 200 morts. Certains furent tués par balle, d'autres froidement assassinés dans la cour même de la préfecture de police de Paris que dirigeait alors Maurice Papon, d'autres encore furent battus à mort ou noyés dans la Seine après y avoir été jetés par des policiers et des supplétifs que les autorités politiques, policières et judiciaires ont aussitôt couverts. Exécutions sommaires, disparitions, tortures, actes inhumains commis pour des motifs politiques et raciaux; ces termes ne sont pas choisis au hasard. Dans le Nouveau Code pénal (article 212-1), ils définissent le crime contre l'humanité auxquels ressortissent les actes qui ont été perpétrés en ces journées d'octobre 1961. En effet, "l'Algérien" à l'époque, c'est le colonisé méprisé, outragé, soumis à un régime d'exception qui prospère au cur de la Ve République qui l'organise et le défend, quoi qu'il en coûte, en violant les principes fondamentaux des droits de l'Homme dont elle se réclame pourtant. "L'Algérien", c'est aussi, presque nécessairement, "le terroriste" du FLN, le musulman enfin, corps étranger, depuis longtemps déjà réputé inassimilable, qui ose braver les autorités dans la capitale et revendiquer, pour lui-même, cette liberté, cette égalité et cette dignité que la France républicaine a toujours, obstinément et violemment, refusé de lui accorder. Comme le notaient, en 1972, Michel Foucault et Pierre Vidal-Naquet dans un entretien accordé au journal Politique-hebdo: "Personne ou presque ne parle plus de la manifestation des Algériens du 17 octobre 1961. (...) En revanche, on parle toujours des neuf morts de Charonne où se termina, le 8 février 1962, une manifestation contre l'OAS. A notre avis, cela signifie qu'il y a toujours un groupe humain, dont les limites varient, à la merci des autres." Cette remarque porte au cur du problème: c'est parce qu'ils étaient perçus comme une catégorie humaine "à part" que les manifestants algériens d'octobre 1961 ont été si violemment réprimés.
Près de quatre décennies se sont écoulées depuis que ce crime a été commis et ceux qui l'ont organisé ou permis - à commencer par le plus notoire d'entre eux, Maurice Papon - n'ont jamais eu à rendre compte ni de leurs décisions ni de leurs actes. Quant à l'Etat, il n'a cessé de travailler à la disparition de ces événements de la mémoire et de la conscience collectives. Aujourd'hui encore, les archives de la préfecture de police de Paris, où sont conservés des documents officiels essentiels à la compréhension de ce massacre, demeurent toujours inaccessibles aux historiens et aux chercheurs indépendants. Un tel arbitraire doit cesser et le libre accès aux documents concernant cette période doit être enfin garanti. La situation qui prévaut depuis octobre 1961 est inacceptable car elle ajoute aux massacres l'outrage aux victimes, et elle autorise la révision et la négation politiquement intéressées de ce passé colonial de la France.
C'est pour que cesse cette iniquité que nous avons lancé un appel - "17 octobre 1961: pour que cesse l'oubli" - afin que la République reconnaisse qu'il y a eu crime et que soit créé un lieu du souvenir à la mémoire de ceux qui furent assassinés. Rendu public en octobre 1999, cet appel a aujourd'hui recueilli plus de 2600 signatures dont celles de 210 élus, maires, conseillers régionaux, parlementaires, sénateurs et députés européens français et étrangers. Ce succès, auquel contribuent également de nombreuses personnalités intellectuelles, des centaines d'universitaires et de chercheurs, des juristes, des écrivains, des artistes, des journalistes et des syndicalistes, prouve que l'heure de la reddition des comptes, à propos de ce crime organisé sinon prémédité, a sonné. Des partis de gauche (le PRG, la fédération de Paris du PS, le PCF, les Verts, la LCR, LO) et des dirigeants d'associations (la LDH, le Mrap, la Fasti, le Gisti), des syndicats (l'Unef-ID et la CGT) soutiennent également cet appel. Indépendant et unitaire, cet appel s'adresse à tous ceux qui estiment que le crime contre l'humanité commis, les 17 et 18 octobre 1961, par l'Etat doit être, officiellement et publiquement, reconnu par les représentants de la République. Une dynamique s'est engagée; cette reconnaissance doit se manifester par des gestes symboliques et commémoratifs comme cela a déjà été le cas pour d'autres événements; la justice et la vérité l'exigent.
Olivier Le Cour Grandmaison
- L'association 17 octobre 1961 organise, le 21 octobre 2000 de 9 h 30 à 18 heures, salle Victor-Hugo de l'Assemblée nationale (101, rue de l'Université, 75007 Paris), un colloque auquel participeront notamment: J.-L. Einaudi, J.-J. de Felice, R. Galissot, E. Balibar, N. Andersson, N. Farès, H. Leclerc, M. Aounit, M. Mendes France, J. Berdu, N. Borvo, M. Billard, C. Picquet, un représentant de LO...