16 novembre 2000

Il y a 10 ans, le sommet de La Baule - La comédie de la démocratisation

Alors qu'après la chute du mur de Berlin, les dirigeants impérialistes célébraient le triomphe de la démocratie, François Mitterrand condamnait, au sommet franco-africain de La Baule en juin 1990, le caractère dictatorial de régimes qui n'existaient que grâce au soutien militaire de l'Etat français. La comédie de la démocratisation, qui se mua très vite en sinistre farce, était lancée.
"Il est évident que l'aide traditionnelle sera plus tiède en face de régimes qui se comportent de manière autoritaire, sans accepter l'évolution vers la démocratie. (...) La France mesurera son aide en fonction des critères suivants: institutions fondées sur des élections libres, c'est-à-dire le suffrage universel, indépendance de la presse, indépendance de la magistrature, multipartisme, abolition de la censure." Cette déclaration finale de Mitterrand au sommet fut abondamment commentée par la presse: le "vent nouveau" de la démocratie, venu de l'Est, soufflait jusque sur le "pré carré" africain. Et de fait, il était devenu difficile d'accréditer, aux yeux des opinions publiques, le "triomphe de la démocratie" qu'ouvrait, nous disait-on, la chute des dictatures staliniennes tandis que l'Etat français continuait à apparaître comme le soutien indéfectible des dictatures les plus féroces existant sur la planète.
Il fallait quelque peu ravaler la façade. Dès le sommet lui-même, deux des dictateurs "amis de la France" furent priés de rester chez eux: Eyadema, au pouvoir depuis 1967 au Togo, et Mobutu, le dictateur zaïrois, dont la presse venait de révéler quelques jours auparavant que les soldats de sa garde personnelle avaient massacré plus de 300 étudiants.
Cependant, tous les dictateurs s'exécutèrent et se convertirent au multipartisme, des partis d'opposition furent autorisés, de nouveaux journaux apparurent, des élections furent programmées. Ils le firent à la manière du dictateur de Djibouti, qui déclarait alors: "Maintenant, nous allons faire la démocratie (...). Il y aura dix ou vingt partis, plus s'il le faut. C'est la mode actuelle. Comme d'autres pays, nous suivrons la mode."
Les paras français à l'oeuvre
La réalité de cette démocratisation fut soigneusement cachée à l'opinion publique, comme tout ce qui concerne les affaires africaines. Cependant, au moment même où se tenait le sommet de La Baule, la population du Gabon s'insurgeait contre le régime d'Omar Bongo. Un millier de parachutistes français intervinrent aussitôt dans la capitale, Libreville, pour aider l'armée gabonaise à mater la révolte. Le gouvernement, ne pouvant cacher cette intervention, invoqua le prétexte habituel, la nécessité de "protéger les ressortissants" français. Chevènement, alors ministre de la Défense, salua "le rôle stabilisateur" joué par les forces françaises et Balladur, une intervention "légitime et souhaitable".
Partout, les populations étaient frappées de plein fouet par les plans d'ajustement structurel imposés par le FMI et la Banque mondiale: restructuration des services publics, avec des milliers de licenciements, suppression des subventions aux produits de consommation courante, restrictions sur toutes les dépenses utiles à la population. Dans ce contexte, les faux-semblants de démocratisation avaient pour objectif de tenter de donner le change, mais l'effet fut inverse, la contestation encouragée, ou du moins désormais impossible à arrêter. Manifestations et grèves se multiplièrent dans plusieurs pays d'Afrique et furent partout réprimées avec la plus grande violence, tandis que les dictatures profitaient de l'apparition publique des opposants pour les éliminer avec plus d'efficacité. Ainsi, par exemple, au Togo où Eyadema, après avoir laissé faire le multipartisme, ordonna la répression brutale de l'opposition en août 1991, déclarant: "Le processus démocratique a capoté. (...) L'armée a retrouvé son unité et sa force. Tout est prêt pour la bataille finale."
Interventions militaires françaises au Gabon en 1990, au Togo en 1991, au Zaïre en 1991-1992... Mais également au Rwanda où, à partir d'octobre 1990, plusieurs centaines de militaires français soutinrent le dictateur Habyarimana contre la rébellion du parti d'opposition FPR, et commencèrent à former les milices paramilitaires hutues qui allaient massacrer, en avril 1994, 500000 Tutsis et opposants.
A l'heure de la mondialisation
La démocratisation, on le voit, avait peu de chances de donner le change. Ce n'en était d'ailleurs pas le but essentiel, et les politiciens français - de Roland Dumas déclarant, en septembre 1991: "démocratie oui, anarchie et affaiblissement de l'Etat, non", à Chirac, qui n'avait jamais voulu même jouer la comédie - n'en faisaient pas vraiment mystère.
La fin des années 1980 fut pour l'Afrique, comme pour le reste du monde, un tournant: l'offensive libérale, dirigée par les Etats-Unis et les organismes mondiaux tels que le FMI ou la Banque mondiale, commençait. Il fallait en finir avec les anciens monopoles d'Etat, par exemple sur le commerce des produits agricoles, comme avec les entreprises nationalisées ou les services publics fournissant l'eau, l'électricité ou les transports. Les plans d'ajustement structurel s'étaient d'abord limités à la restructuration des services publics, l'heure était maintenant à leur démantèlement, à la privatisation de toutes les entreprises, ainsi qu'à la disparition de toutes les barrières protectionnistes qui limitaient la pénétration des capitaux étrangers ou plutôt en réservaient la primeur à l'ancienne puissance coloniale française... et les miettes - conséquentes - aux dictateurs en place. Cette offensive allait de pair avec celle de l'impérialisme américain, qui avait jusque-là respecté le monopole français sur son "pré carré", et il le fit, comme il en avait l'habitude, au nom de la démocratie.
Ainsi, l'Etat français devait à la fois faire accepter les mesures de libéralisation et de déréglementation de l'économie à ses protégés, et surenchérir sur l'impérialisme américain en promesses de démocratisation. N'était-ce pas d'ailleurs le moyen de faire sentir à des régimes qui n'existaient que grâce à son soutien, qu'il fallait qu'ils acceptent les potions du FMI et de la Banque mondiale, comme ils devraient accepter, quatre ans plus tard, en 1994, la dévaluation du franc CFA?
Dix ans après La Baule, l'impérialisme français, quasiment évincé de la région des Grands Lacs, après avoir soutenu Mobutu jusqu'à son effondrement, fait toujours régner l'ordre sur ses anciennes colonies. France Télécom a profité des privatisation pour prendre le contrôle des anciennes compagnies nationales en Côte-d'Ivoire et au Sénégal. Vivendi, Lyonnaise-Suez, Bouygues, EDF et la SNCF ont fait de même dans le secteur de la distribution de l'eau, de l'électricité et des transports. ElfTotalFina, Bolloré ou Lafarge sont au premier rang des 1700 entreprises françaises installées en Afrique subsaharienne. Tandis que la population a continué à s'enfoncer dans la misère et subit ce nouveau fléau qu'est le sida, 6500 militaires français, installés sur place, veillent en permanence à la perpétuation de la domination impérialiste française, qui empêche toute démocratie en Afrique.
Galia Trépère