18 janvier 2001

Danger pour la démocratie - F.-X. Verschave en procès

Une interview de François-Xavier Verschave

François-Xavier Verschave, président de l'association Survie, est auteur de deux ouvrages clés ("La Françafrique", Stock, et "Noir Silence", Les Arènes) pour comprendre le plus long scandale de la République française. Il nous livre son analyse, à la lumière des développements de l'"Angolagate".
- Peux-tu résumer la genèse de cette "Françafrique"?
François-Xavier Verschave - Ce système, mis en place par de Gaulle, ressemble à un iceberg: la face émergée, c'est la légalité internationale affichée en 1960, l'indépendance des colonies subsahariennes. De Gaulle, cependant, chargeait Foccart de faire l'inverse: maintenir la dépendance par des méthodes forcément illégales, occultes, inavouables. La Françafrique, c'est cette face immergée des relations franco-africaines, de loin la plus importante. On a sélectionné des chefs d'Etats "amis de la France", par la guerre, par l'assassinat d'opposants ou de présidents indociles, par la fraude électorale - que l'on retrouvera dans les années 1990. Ce fut aussi l'installation de flux financiers parallèles, avec la convertibilité du franc CFA dans les comptes en Suisse, et tout un système barbouzard, autour des présidences africaines ou dans des réseaux branchés sur les services secrets. Le plus célèbre "faux-nez" des services est Elf, mais un tas de PME, de sécurité ou de fournitures, ont aussi contribué à financer les entreprises mercenaires des Denard et compagnie.
Ce système avait pour corollaire l'autorisation donnée aux gardiens de cette dépendance néocoloniale de se servir sur la bête, de mélanger argent public et argent privé, en partageant avec les réseaux français. Cela a abouti à 40 ans de surexploitation, de maintien dans une économie rentière. L'endettement s'est ajouté quand la baisse des cours des matières premières n'a plus suffi à payer le grand train de tout ce beau monde. La conséquence a été la dégradation économique et l'impossibilité de tenir un discours politique sur le développement. D'où le recours à l'arme ultime du politique, la désignation d'un bouc émissaire, le discours ethniciste: "Je ne reste pas au pouvoir pour améliorer les choses, mais pour empêcher que n'y accèdent nos ennemis héréditaires." Une telle dérive a pu aller jusqu'au génocide, aux crimes contre l'humanité, aux massacres: on l'a vu au Rwanda ou au Congo-Brazzaville, la menace se profile en Côte-d'Ivoire.
Parallèlement, en France, on est passé de la raison d'Etat très discutable des réseaux Foccart centralisés, à la décomposition du système en une douzaine de réseaux et lobbies: ceux de Pasqua, Giscard, Mitterrand, etc., les réseaux propres à certaines grandes entreprises comme Elf, Bouygues, Bolloré, Dumez, les services secrets rivaux, le lobby militaro-africaniste, la Grande Loge nationale française, voire certaines sectes.
- Quelles sont les principales leçons de cet "Angolagate"?
F.-X. Verschave - Cette affaire révèle d'abord la grande complicité entre les réseaux Mitterrand et Pasqua. Le fonctionnement politique gauche-droite, au sommet de l'iceberg, a peu à voir avec ce qui se passe en dessous. Mitterrand et Pasqua avaient en commun une même vision de l'Afrique, une sorte de cynisme pessimiste. Ils s'entendaient parfaitement sur le sujet. Leurs réseaux ont souvent opéré ensemble, même si le réseau Mitterrand a rapidement décliné après 1995.
Se révèle aussi tout l'enchaînement Etat, sociétés parapubliques d'armement, trafiquants d'armes. L'affaire a aussi produit cet aveu de J.-C. Marchiani dans "Le Monde" du 7 janvier: "Nous, c'est-à-dire moi pour le compte de Charles Pasqua, avons négocié publiquement avec le président Dos Santos l'aide politique et économique de l'Angola à l'action de la France dans cette partie de l'Afrique, qui s'est concrétisée par l'envoi de troupes dans les deux Congo." Cela fait un certain temps que nous expliquons que derrière le prétendu renoncement à l'ingérence, ou la prétendue "nouvelle politique africaine" de la France, on assistait en fait à un nouveau mode d'ingérence, plus caché: on est intervenu indirectement mais massivement au Congo-Brazzaville par des mercenaires, des militaires français déguisés en mercenaires, ou des contingents étrangers - tchadiens, angolais... Marchiani vient nous confirmer l'engagement de la France dans trois des guerres les plus meurtrières qui déchirent l'Afrique, celle de l'Angola (500000 morts), où la France a armé les deux camps, et celles des deux Congo. En Angola, la Françafrique rencontre ses équivalents anglo-saxons. Un nouveau partage des richesses s'y opère. Même chose au Congo-Kinshasa, mais de manière conflictuelle: c'est ce qui sous-tend la guerre qui déchire ce pays.
Quantité d'éléments montrent les bonnes relations des réseaux Pasqua avec certains milieux américains, pétroliers ou proches de la CIA. Etienne Leandri, l'ex-roi de la corruption, compère de Pasqua depuis les années cinquante, était un protégé de la CIA. La "French Connection" parrainée par Ricard, repérée dès 1961, n'a été inquiétée que bien plus tard. Installée aux USA, la famille Falcone semble au mieux avec la famille Bush. George Bush senior a dirigé la CIA. La famille Bush est très liée au lobby pétrolier, surinvesti en Angola. L'une des sociétés associées à Brenco, la Setraco, était la filiale d'une firme américaine... On est loin du discours souverainiste.
L'affaire angolaise balise le passage de la Françafrique à ce qu'on pourrait appeler la Mafiafrique. Observons de plus près les connexions françafricaines: nombre des personnages majeurs des négociations pétrolières - les Etienne Léandri, Pierre Léthier, Alfred Sirven, Pierre Falcone... - sont des marchands d'armes, liés aux services secrets. Falcone détient 10% des parts d'un des plus grands gisements de pétrole mondiaux, au large de l'Angola, via la "Falcon Oil". La banque d'Elf, la Fiba, est celle de l'empereur des jeux, paris et casinos, Robert Feliciaggi - un monde propice au blanchiment de l'argent sale.
Les principaux services secrets, estimant que les budgets qui leur sont attribués sont largement inférieurs à leurs besoins, cherchent depuis longtemps à se constituer des cagnottes. Ils ont été parmi les plus ardents promoteurs des paradis fiscaux, n'ont pas rechigné sur les sources de revenus parallèles, notamment le narcotrafic - de la guerre d'Indochine au scandale de l'Irangate. Cela restait quand même assez limité. Mais avec la multiplication exponentielle des transactions financières et l'essor des paradis fiscaux, tout cela a explosé en termes de volume. Plus de mille milliards de dollars d'argent sale s'ingèrent chaque année dans l'économie mondiale, et la moitié des transactions financières mondiales passent désormais par les paradis fiscaux. Cette énorme bulle d'argent, en grande partie douteux ou criminel, gangrène jusqu'à nos grands établissements bancaires - qui financent les achats d'armes en Afrique centrale.
La situation est inversée: ce ne sont plus les hommes politiques qui commandent les services secrets, c'est Alfred Sirven qui dit avoir vingt fois les moyens de faire sauter la classe politique française. Avec les 3 milliards qu'on a découverts sur ses comptes, une partie seulement de l'argent qu'il a manipulé, on se doute qu'il dit juste. Cela constitue un grand danger pour la démocratie.
- De curieuses connexions apparaissent entre France, Afrique... et Russie.
F.-X. Verschave - Dans un pays richissime en pétrole comme l'Angola, la République souterraine françafricaine rejoint ses homologues américain, russe, britannique, brésilien, israélien... Arcadi Gaydamak, associé de Falcone, est une figure emblématique de ces connexions. Arrivé en France à 19 ans sans un sou, aujourd'hui multimilliardaire, se présentant comme le roi de l'engrais, il est lié au plus gros trust pétrolier russe, impliqué dans les grandes transactions sur les diamants. A partir de 1985, le KGB et un certain nombre d'apparatchiks russes ont anticipé la fin de l'Urss. Ils ont établi un certain nombre de bases financières offshore, et commencé à brader à vil prix, parfois à 10% de leur valeur, les stocks immenses d'aluminium, d'engrais, de pétrole, les diamants, les créances et les armes soviétiques. De quoi constituer une énorme nappe financière à l'étranger - d'où la ruine de la Russie aujourd'hui. Il ne s'agit pas d'une mafia traditionnelle, elle implique une grande partie de la nomenklatura russe, en lien avec l'ex-KGB. D'où l'alerte rouge, en 1999, quand cet argent a failli capturer la Bank of New York: les Américains se sont aperçus qu'après avoir vaincu l'Urss, ils pouvaient se faire battre au jeu des fonctionnements et financements parallèles.
La Russie et Israël ont noué autour de ces circuits des alliances fortes. Dans le diamant en particulier, avec des personnages comme Lev Leviev, allié de Gaydamak. Lequel est proche, à la fois, de la DST française, des services israéliens et russes. Une plaque tournante, ou un "échangeur".
- N'y a-t-il pas nécessité d'une mobilisation citoyenne pour que justice et vérité ne soient pas étouffées?
F.-X. Verschave - On s'en aperçoit en dévidant la pelote angolaise, les juges sont comme devant une montagne immense. Le mouvement de la justice vers une certaine indépendance, du moins chez certains juges, a abouti à ce que, pour la première fois, un trafic d'armes vers l'étranger soit qualifié de crime. Jusqu'à présent, ces ventes d'armes, qui ne faisaient que des victimes noires, n'étaient qu'un acte de raison d'Etat... Un décret de 1939 (1), opportunément exhumé, vient le rappeler. Nous allons lancer une campagne, avec d'autres associations, contre la tentative d'étouffement de ce délit de trafic d'armes, ou plutôt ce crime. La France a ratifié les statuts de la Cour pénale internationale; or le trafic d'armes en question débouche sur les guerres des deux Congo, où ont été commis des crimes de guerre et contre l'humanité. Sauf à perdre toute crédibilité, le gouvernement peut difficilement empêcher les juges de poursuivre leur enquête sur ce qui a nourri ces crimes. Ou alors, cela veut dire qu'il veut couvrir ces pratiques, et l'on redouble le scandale du Rwanda. Ensuite, il faudra obtenir que soit abrogé le décret de 1939, pour permettre au parquet de prendre l'initiative sans en référer au gouvernement, et aux victimes de ces guerres de se porter parties civiles.
Propos recueillis par Alain Mathieu
1. Le décret de 1939 stipule que seuls un "ministère de la Défense, de la Guerre, de l'Air, de la Marine ou des Finances" peut autoriser des enquêtes sur le "commerce d'armes illicite".
- Survie édite une lettre mensuelle, "Billets d'Afrique", bien utile pour comprendre la politique de la France en Afrique et ailleurs. Abonnement 100 F, à: Association Survie, 57, avenue du Maine, 75014 Paris.
F.-X. Verschave en procès
F.- Verschave est poursuivi en justice dans deux procès: trois présidents africains, Bongo (Gabon), Sassou N'Guesso (Congo), Déby (Tchad) ont déposé plainte pour "offense à chef d'Etat étranger" à l'occasion de la publication du livre "Noir Silence". Le procès aura lieu les 28 février, 5 et 7 mars. Il doit être l'occasion d'une mobilisation et de faire, en retour, le procès de la Françafrique. Une autre plainte est déposée pour diffamation par A. Gaydamak. Le procès aura lieu le 20 mars. Gaydamak est en fuite, impliqué depuis dans les ventes d'armes en Angola... mais il maintient sa plainte.

Rouge 18/01/01