8 mars 2005

Cinquante ans après - La guerre d’Algérie n’est pas finie

Le 1er novembre 1954 débutait la guerre de libération algérienne. En divers points du territoire, en zones urbaines aussi bien que dans les campagnes, le Front de libération nationale-Armée de libération nationale (FLN-ALN) lançait une série d’opérations armées. L’indépendance ne sera acquise que huit ans plus tard, en 1962, au prix d’un conflit sanglant dont les traces persistent aujourd’hui, dans la métropole coloniale aussi bien qu’à travers le chaos présent en Algérie. Nous avons rencontré Benjamin Stora, historien et enseignant à l’Inalco1. Parmi ses ouvrages les plus récents : « Algérie 1954 » (Le Monde / l’Aube, 2004) ; « La Guerre d’Algérie, 1954-2004 » (en codirection avec Mohammed Harbi, Robert Laffont).

• Cinquante ans après, quel retour sur l’insurrection algérienne ? Benjamin Stora - L’insurrection algérienne contre la présence coloniale française a marqué les esprits, car elle se situe dans le contexte particulier de la décolonisation et de l’apparition du tiers-mondisme. Elle intervient entre deux événements majeurs des années 1950, la Révolution indochinoise, avec la défaite française de Dien Bien Phû en 1954, et la Révolution cubaine. Beaucoup d’espoirs ont été placés dans ce processus de décolonisation, principalement en ce qui concerne deux aspects : le règlement de la question nationale et la possibilité d’améliorer la question sociale, de sortir du sous-développement. La question nationale a commencé à être réglée par la Révolution algérienne contre la colonisation, même si elle persiste encore aujourd’hui, par exemple sous la forme de la question berbère ou des usages de la langue française par rapport à l’arabe ; mais la question sociale ne l’a pas été vraiment, ce qui a suscité beaucoup de déceptions et pose le problème de la nature autoritaire du pouvoir politique. Ce problème social et démocratique s’explique en partie par la longueur de la guerre, huit ans, qui a entraîné une véritable « brutalisation » de la société algérienne. Deux millions de paysans ont été déplacés, des dizaines de villages ont été détruits, des centaines de milliers d’Algériens se sont réfugiés à la frontière, sans oublier bien sûr les disparitions physiques, l’utilisation du napalm, la torture systématisée... Le paysage agricole a été dévasté, ce qui explique aussi les difficultés de l’Algérie indépendante. Le départ des Européens d’Algérie a désorganisé la société, les enseignants notamment étant nombreux parmi eux. A l’intérieur du mouvement nationaliste algérien, la guerre a entraîné une montée en puissance du rôle de « l’armée des frontières » qui s’est affirmée au détriment des maquis de l’intérieur, et la mise à l’écart des dirigeants de la fédération de France du FLN, lesquels avaient été au contact du mouvement ouvrier français. Au moment de l’indépendance, l’armée a ainsi pu éliminer le pouvoir civil symbolisé par le gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA).
• Le départ des « pieds-noirs » était-il inéluctable ? B. Stora - Les Algériens eux-mêmes ont été surpris par ces départs massifs. Rétrospectivement, quand on observe la fin de l’apartheid en Afrique du Sud par exemple, on se dit qu’il aurait été possible de concevoir une autre société, plus multiculturelle. Mais cela n’a pas été possible en Algérie car le système colonial ancien n’admettait aucune évolution (les Algériens de confession musulmane étaient considérés comme des « sujets » dans ce qui était caractérisé comme... des départements français !) et la guerre a été trop dure entre les communautés. D’autre part, les Européens d’Algérie n’avaient pas de représentants politiques capables de tendre la main aux Algériens et de construire une société ensemble : seuls les ultras de l’Algérie française portaient leur voix et les « libéraux » étaient marginalisés. Le cas d’Albert Camus est révélateur : il a proposé, en 1956, de négocier une trêve avec le FLN et a été rejeté violemment par la communauté pied-noire. Camus n’était pas pour l’indépendance de l’Algérie, il cherchait une solution intermédiaire, de type fédéral, rejetée par les deux camps. Car la guerre a entraîné aussi une radicalisation du FLN, qui est resté figé sur des positions idéologiques très communautaires, à base de religiosité islamique. Le Front n’a jamais vraiment envisagé la dissociation entre nationalité algérienne et appartenance à la communauté musulmane. Il manquait peut-être également au FLN une personnalité hors du commun, comme Nelson Mandela en Afrique du Sud, pour surmonter tous ces problèmes, organiser la réconciliation, sans pour autant oublier.
• Quels sont aujourd’hui encore les effets en France de la guerre d’Algérie ? B. Stora - Il y a eu transfert d’une mémoire coloniale, qui pèse toujours sur la société française et les mentalités, vers le racisme anti-arabe. La France n’a pas réussi à dépasser le passé colonial, à le regarder en face, ce qui est très mal vécu par une partie de la jeunesse d’origine immigrée. D’autre part, le problème du rapport entre le religieux et le politique, question dont la gauche devrait s’emparer à bras-le-corps, n’a pas été réglé, placé au second plan durant la guerre d’Algérie par l’urgence de la question nationale. Une conception séculière et non communautaire du politique devrait prévaloir. Le racisme colonial contre les populations immigrées et le communautarisme ethnico-religieux de repli sont les deux héritages parallèles de la période coloniale. Ils restent les deux questions à résoudre. Ces deux attitudes risquent de conduire à une guerre de mémoires autour de la guerre d’Algérie, comme je l’avais suggéré dans mon ouvrage, La Gangrène et l’oubli, publié en 1991, au moment des batailles pour l’égalité des droits et contre le racisme.
• Faut-il commémorer, et comment le faire, la guerre d’Algérie aujourd’hui ? B Stora - Il ne faut pas s’enfermer dans des pratiques de commémoration qui « muséifient » la mémoire. Une mémoire de ressassement, de rumination, peut être dangereuse, conduire à une volonté de revanche. La seule mémoire qui vaille est une mémoire citoyenne, qui se projette vers l’avenir et se demande comment ne pas répéter les erreurs coloniales du passé. La date choisie par Chirac pour commémorer la guerre d’Algérie (le 5 décembre) ne correspond à rien, évacue l’histoire. La mémoire ne peut s’accrocher qu’à des événements historiques : la date du 19 mars, celle des accords d’Evian de mars 1962, un temps adoptée par la gauche avant qu’elle ne fasse machine arrière, semble être la meilleure. La question de l’Irak, le conflit israélo-palestinien prouvent aujourd’hui que l’importance de la question nationale n’a pas encore été comprise. Un bon usage de la mémoire permettrait d’éviter de rejouer les situations : on ne règle pas les questions nationales et le passage à la démocratie politique par l’installation d’armées étrangères. De tels agissements ne peuvent conduire qu’au renforcement du sentiment nationaliste et/ou religieux, à la violence extrême, à la destruction du champ politique.
Propos recueillis par Sylvain Pattieu
1.Institut national des langues et civilisations orientales.