31 mai 2005

Crise politique au Togo : une histoire néocoloniale

Depuis le 5 février 2005, date de la mort du Président Eyadema, chef de l’Etat togolais depuis 1967, ce pays traverse une profonde crise politique. L’organisation de sa succession par l’un de ses fils, Faure Gnassingbé, en violation de la Constitution, a été contestée par les partis d’opposition et par des secteurs non organisés de la société. Pourtant, la renonciation à cette succession de type dynastique et l’organisation d’une élection présidentielle, le 24 avril 2005, ont débouché sur des fraudes et une nouvelle vague de contestation, à l’origine de nouvelles violences meurtrières. Dans ce contexte, la « communauté internationale », de la Communauté Economique et Douanière des Etats de l’Afrique Occidentale (CEDEAO), aux Etats-Unis d’Amérique, en passant par l’Union Européenne, s’est mobilisée « pour sortir le peuple togolais de cette situation dramatique », non sans laisser apparaître d’importantes dissensions qui n’échappent pas à l’air du temps.


Petit pays d’Afrique Occidentale, à peine plus grand que la Suisse, issu de l’ex-colonie allemande partagée par la France et l’Angleterre, au lendemain de la Première Guerre Mondiale, le Togo est dirigé, depuis 1967, par Etienne Gnassingbé Eyadéma. Cet ancien sergent-chef de l’armée coloniale française a succédé au second président de l’Etat post-colonial, Nicolas Grunitzki, qui a lui-même pris la suite de Olympio Sylvanus, assassiné en 1963. Pendant 38 ans, Eyadéma a dirigé le Togo de façon autocratique en faisant appel au monopartisme, puis au multipartisme, arraché presque partout en Afrique dans les années 1990. La nature dictatoriale de son régime lui a valu des sanctions de la part de l’Union Européenne, pourtant assez tolérante en matière de violation des droits humains.

L’autocrate Eyadéma était en fait la partie visible d’une oligarchie sous hégémonie militaro-éthnique, incubée au sein de l’appareil d’Etat, qui avait su progressivement réinvestir ses ressources dans le secteur privé, tout en restant jalouse du contrôle de l’appareil d’Etat. Ainsi, si le Togo s’était ouvert aux zones franches, depuis 1989, Eyadéma en avait confié la direction à l’un de ses fils, Faure Gnassingbé, chargé de la gestion du patrimoine familial et ministre de l’industrie. Ceci explique l’organisation de la succession comme dans une véritable monarchie.


De la tentative de putsch à la fraude électorale.

C’est ce coup de force du parti d’Eyadema, le Rassemblement du Peuple Togolais (RPT), qui a été contesté par les partis d’opposition et une fraction de la population, suscitant la violence meurtrière des militaires et miliciens du RPT. L’échec de l’opération, a alors conduit au respect formel de la procédure constitutionnelle et à l’intérim du Président de l’Assemblée nationale, jusqu’à l’élection présidentielle du 24 avril, officiellement remportée par Faure Gnassingbé (60,2%).

Le principal candidat de l’opposition, Bob Akitani, a été battu (38,2%). Quant au fils du premier chef de l’Etat, Gilchrist Olympio, de l’Union des Forces du Changement (UFC), il a tout simplement été empêché de se présenter. Il s’agit, bien entendu, d’une victoire ouvertement frauduleuse, immédiatement contestée, et cause de nouvelles violences meurtrières et de fuites de populations vers le Bénin voisin.

Et pourtant, comme pour faire oublier ce hold-up électoral, Faure Gnassingbé réitère aujourd’hui sa proposition de février, en vue de former un gouvernement de réconciliation nationale ou d’unité nationale. Une proposition à laquelle des opposants tels Edem Kodjo, Nicolas Lawson et Harry Olympio ont très vite exprimé leur adhésion, tandis que la Coalition de l’opposition, menée par Gilchrist Olympio, n’y voyait que supercherie et réclamait la proclamation des vrais résultats qui feraient de Bob Akitani le vainqueur de la présidentielle. Cette exigence n’est pourtant pas soutenue par la « communauté internationale »


Avec l’aide de la « communauté internationale »...

Pendant cette crise, la « communauté internationale » s’est distinguée par ses louvoiements. La Communauté économique de l’Afrique occidentale (CEDEAO) et l’Union Africaine (UA) ont fait preuve d’incohérence pendant la tentative de succession dynastique, cautionné la fraude électorale, puis appelé l’opposition à négocier avec le nouveau « Président » la formation d’un gouvernement de réconciliation nationale et la préparation d’élections législatives. Quant à l’Union Européenne, elle a mené plusieurs politiques à la fois : son Commissaire en charge des relations avec les pays d’Afrique, le belge Louis Michel, a déclaré avoir pris acte de l’élection de Faure Gnassingbé et appelé à un dialogue entre l’opposition et le président « légal » ; en même temps, son Parlement s’est opposé à cette reconnaissance, invoquant la contestation populaire de la fraude, confirmée par un document confidentiel de la mission d’observation de l’UE.

Quant aux Etats-Unis, dès le 28 avril, ils ont critiqué la qualité des élections et la légitimité qui en était issue, tout en appelant aussi à la formation d’un gouvernement de réconciliation nationale « avec la participation des principales forces politiques du pays... afin d’organiser le plus rapidement possible... des élections totalement crédibles, transparentes et équitables » [1]. Pour Gilchrist Olympio, cette période ne devrait pas excéder six mois.


Un acteur particulier de la « communauté internationale ».

Comme dans bien des drames africains contemporains, la France républicaine (longtemps esclavagiste, puis colonialiste...) est en position d’actrice de l’intérieur. Sans elle, l’ex-sergent-chef de son armée coloniale ne serait pas arrivé au pouvoir. Si Olympio a été assassiné par Eyadéma, c’est parce que ce nationaliste bourgeois, économiquement libéral, s’était opposé à l’orientation gaullienne des anciennes colonies - officiellement, le Togo n’était pas une colonie française, mais sous tutelle franco-onusienne. Il voulait échapper au néo-colonialisme français en se mettant hors de la zone monétaire du franc CFA - rattaché au franc français -, en créant une monnaie nationale, liée au mark allemand, ou en entreprenant la construction du port de Lomé, achevée en 1968, avec l’aide de l’Allemagne Fédérale, contre le projet gaullien de centralisation des activités portuaires d’importance à Abidjan...

C’est ainsi qu’il faut comprendre les divergences régulières de la France et de l’Allemagne sur le Togo, qui traversent aujourd’hui l’Union Européenne. L’Allemagne, moins complaisante que la France à l’égard du régime Eyadéma, n’est pas chaude pour reconnaître les résultats électoraux d’avril 2005, tandis que le gouvernement français estime que le scrutin s’est déroulé dans des conditions satisfaisantes.

C’est avec des accents de sincérité, que Jacques Chirac a déploré la mort de l’autocrate Eyadéma, ami personnel et ami de la France, véritable mécène de la « classe politique » française, de droite comme de gauche. D’où l’opération évoquée par Le Canard enchaîné (4 mai 2005) : en plein mouvement populaire, suscité par la proclamation des résultats de la présidentielle, « une équipe de la DGSE est chargée de récupérer dans les ministères, les administrations ou les casernes du Togo des documents et des correspondances. En clair, tout ce qui pourrait notamment impliquer des hommes politiques ou militaires français qui, pendant trente-huit ans ont apporté leur aide et coopéré avec feu le président. Objectif : protéger la réputation de la France, comme on dit, ou plutôt celle de ses dirigeants ».


Vous avez dit « intérêts économiques »...

Le Togo n’est pas un pays très riche en ressources naturelles. Son économie, longtemps basée sur le cacao (pour le marché français), le café et le coton, est devenue fortement dépendante, depuis les années 70, des exportations de phosphates (21% du PIB) vers la France et l’Allemagne. La France est aussi très présente sur le marché togolais : « Depuis 1994 et la dévaluation du franc CFA, la croissance des ventes françaises sur le marché togolais a été régulière, contribuant au renforcement de la position de la France de premier fournisseur du Togo avec 20% de part de marché... La France reste de loin le premier fournisseur du Togo, auquel elle exporte du matériel électronique, des produits pharmaceutiques et des produits pétroliers raffinés. Parallèlement, elle importe principalement du cacao... Elle reste largement bénéficiaire, puisque le solde en sa faveur équivaut à environ 50% du déficit commercial togolais » (Ambassade de France).

Ainsi, on y retrouve certains « investisseurs » traditionnels de l’hexagone : Accor, Air France, Air Liquide, Alcatel, Axa, BNP-Paribas, Castel, CFAO, Compagnie Française des Textiles (CFDT), Darome (leader mondial des aromatiques), Lyonnaise des Eaux, etc. Ces multinationales ont été les principales bénéficiaires de la privatisation des entreprises d’Etat et de la libéralisation des marchés. D’autres, comme France Telécom, sont en attente des prochaines privatisations.

Le Togo, c’est aussi sa zone franche, en croissance permanente depuis les années 1990. La présence française y est aussi privilégiée, puisqu’elle totalise 70% des investissements de l’Union Européenne. La zone franche, faut-il le rappeler, est le lieu par excellence de réalisation de profits exorbitants, en raison des exonérations et faveurs fiscales, du non-respect des législations nationales et internationales sur le travail - dans un pays où le coût de la main d’œuvre est déjà le plus bas de toute la Zone CFA -, du libre transfert des capitaux, etc... Un cadre de rêve pour l’investissement étranger à l’ère du néolibéralisme thiomphant.


L’opposition et le peuple.

Toute démocrate ne peut que souhaiter la fin immédiate du monopole politique de la dynastie Eyadéma au Togo et de la mainmise françafricaine. Le peuple togolais doit décider en toute souveraineté de son avenir à travers des élections non- frauduleuses. Mais le risque est grand que la convergence des principaux partis d’opposition avec le peuple togolais, en particulier avec les larges couches socialement marginalisées de la société togolaise, ne soit bien vite dissipée par la réalité du rouleau compresseur néo-libéral. Car, sur ce terrain, il ne semble pas se dégager de projet alternatif parmi les principaux partis, dont l’horizon politique paraît limité à l’alternance au pouvoir.

En effet, l’opposition actuelle souhaite-t-elle tourner le dos à l’orientation néolibérale du régime Eyadéma ? Entend-elle exiger l’annulation de la dette publique extérieure du Togo, dont le caractère illégitime, voire odieux ne serait pas difficile à démontrer, après un sérieux audit ? Compte-t-elle négocier le rapatriement de la fortune du dictateur afin de financer des projets sociaux, au lieu de négocier un arrangement avec la fraction oligarchique des fils de l’autocrate ? Veut-elle arrêter le processus de dépendance et de paupérisation renforcées qu’est l’Ajustement structurel, imposé à ce pays depuis 1982 ? Envisage-t-elle de récupérer le patrimoine économique d’Etat, bradé sous Eyadéma, et en restructurer la gestion au profit des salarié-e-s desdites entreprises et de la société ? Projette-t-elle d’organiser une gestion transparente et soumise au débat démocratique permanent de la chose publique ? Projette-t-elle de s’opposer à l’orientation néo-libérale des organisations régionales et continentales africaines afin de promouvoir la solidarité des peuples du continent ? Rien n’est moins sûr...

Jean NANGA

- Source : www.solidarites.ch