3 juin 2005

Ingrid Mwangi - Entrée dans la bigarre

Ingrid Mwangi est née au Kenya et vit maintenant en Allemagne. On découvre quelques-unes de ses œuvres dans l’exposition « Africa Remix » du Centre Pompidou à Paris. Identité, féminisme, sexualité, racisme et colonialisme y sont des thèmes récurrents.

Vous êtes la seule artiste d’« Africa Remix, panorama de l’art contemporain africain », à être présente à la fois dans la section cinéma avec Fictions d’Afrique, et dans la section exposition. Vidéo, photographie, installation, performance, mixage sonore, exploration de l’espace, peinture au pochoir ou à l’ordinateur... Vous êtes polyvalente... Ingrid Mwangi - À propos de mon travail, je parle d’« imagerie », qu’il s’agisse de peinture, de photo ou de vidéo. L’« imagerie » est pour moi la manifestation d’un processus de pensée, d’idées, mais ma façon de travailler est très intuitive. Parfois, l’image dans ma tête se développe au fur et à mesure de sa réalisation. Parfois, elle préexiste. Chaque support donne des formes différentes. Par exemple, cette série de quatre photos de situations différentes constitue les fragments d’une représentation d’ensemble, où je montre mon dos avec des cicatrices, mes pieds suspendus... L’histoire que cela raconte est dans la tête de celui qui voit l’image. Certains voient dans ces cicatrices la représentation d’un dos marqué au fouet, d’autres y voient la création, la peinture sur corps. De même pour une autre image : certains y voient les pieds d’un pendu, alors que ce n’est qu’une vue de mes pieds pendant que mon corps se hisse. Distance, cadrage, éclairage, variété de couleurs, émotion donnée par la voix, créent le sens...
Vos œuvres parlent beaucoup de la peau, sa mémoire, sa couleur. Quel est votre message, lorsque vous dessinez l’image de l’Afrique sur votre ventre en jouant de couleurs, de lumière ? Ingrid Mwangi - Quand on me demande « d’où venez-vous ? », je réponds « voulez-vous dire mes origines ? ». Et je n’ai aucun problème à dire : « Oui, je suis africaine et je me sens africaine. » Et c’est très important pour moi. Je choisis ce continent et mon pays parce que je le décide. Ce n’est pas une affaire de coïncidence - parce que je suis née là-bas et que j’y ai vécu jusqu’à seize ans. Le passé de l’Afrique et son devenir me concernent, ainsi que sa relation aux autres sociétés. Si j’avais été d’une autre couleur, j’aurais travaillé différemment. Ma couleur détermine des qualités spécifiques qui me questionnent sur ce que cela veut dire d’être exploitée ou de subir l’injustice. Je n’ai jamais été fouettée comme esclave, ni lynchée, ni pendue, mais dans mon œuvre, je ne peux m’empêcher d’essayer de rechercher l’émotion de celui qui subit cela. Certains y voient de la douleur. L’implication émotionnelle est très forte pour moi, mais si je représente cela, c’est parce que je suis avant tout humaine. C’est mon humanité qui ne veut pas de l’oppression. La question est universelle, et pas « noire ».
L’installation Down by the River combine vidéo, pulvérisation d’un sable rouge au sol et texte répétitif sur le sang versé. Son titre se réfère à un célèbre negro spiritual et sa vision suggère l’époque où les Noirs étaient persécutés avec l’esclavage... Ingrid Mwangi - Si je suis consciente de travailler là-dessus, j’évite de nommer l’époque et le lieu. Je fais cela pour que l’implication morale de sa représentation soit universelle. Je ne veux pas que les gens qui voient l’œuvre se disent : « Oh ! C’était terrible dans ce temps-là. » Non ! Ma préoccupation, c’est aujourd’hui. Je veux être engagée moi-même et je veux que les gens s’engagent aujourd’hui. Le meilleur exemple pour moi de l’universalité de la question, c’est quand je suis au Kenya et que je retrouve la discrimination qui existe entre les Kikuyus et les Luos.
Vous ne portez pas de fard et vos cheveux sont très, très courts. Pourtant, vous avez plusieurs œuvres sur la coiffure, la parure. Pourquoi ? Ingrid Mwangi - J’use de mon corps comme d’une œuvre en devenir. En Afrique, les cheveux sont un vrai problème, par leur nature difficile à manier. Je m’en sers comme on le fait de masques ou de sculptures. Au Kenya, j’ai fait une vidéo où on me voit couper mes cheveux. Au début, j’étais transparente et, au fur et à mesure que mes cheveux tombaient sous l’effet du rasoir, je perdais ma transparence pour une présence à l’écran. À la fin, mon corps était devenu visible et mes cheveux disparaissaient dans le sol.
Est-ce que c’est difficile d’être femme dans l’art africain contemporain ? Ingrid Mwangi - Il y a des femmes qui travaillent et créent avec toutes sortes de supports. De toute façon, même ici la société est avant tout un monde d’hommes. Le masculin domine l’environnement. Je ne peux parler que pour les femmes de mon pays, le Kenya. J’y ai écrit une œuvre pendant plusieurs mois, où je voulais que participent pour moitié des hommes et pour moitié des femmes. Mais à la fin, je me suis retrouvée uniquement avec des hommes. Il semblait donc très difficile d’impliquer les femmes pour des raisons différentes. Au Kenya, lors de l’admission à l’université, on demande aux femmes un niveau de diplôme moins élevé que celui des hommes. L’idée, c’est que les femmes sont inférieures aux hommes, et donc qu’il faut baisser le niveau exigé pour leur permettre d’aller à l’université. Ceci est contraire à tout principe d’égalité. Au Kenya, quand je montre mes œuvres, j’ai presque le sentiment que l’on me considère difficilement comme une femme. Les femmes photographes en Afrique, curieusement, sont acceptées lorsqu’elles photographient des hommes riches ou de pouvoir, dans des lieux d’ordinaire interdits aux femmes. Pour justifier cela, les hommes expliquent que « ces photographes ne sont pas des femmes, en tout cas pas nos femmes » ! Je retrouve ce même type de dénégation à propos de mon travail, quand je le montre au Kenya, comme si le fait que je sois partie du pays, que j’aie acquis un certain niveau de connaissance, et que je sois devenue ce que je suis m’enlevait la qualité d’être femme.
Propos recueillis et traduits par Laura Laufer

2005-06-02