5 mai 2005

IMMIGRATION - Algériens à Renault-Billancourt

Laure Pitti est historienne, elle est l’auteure d’une thèse sur Les Ouvriers algériens à Renault-Billancourt, de la guerre d’Algérie aux grèves d’OS des années 1970, qui doit prochainement être publiée. Une version longue de l’interview sera dans le prochain Critique communiste.

Peux-tu expliquer ta recherche ?
Laure Pitti - On a longtemps parlé de « travailleurs immigrés », mais quand il s’est agi d’en faire l’histoire, on a fait l’histoire des immigrés ou l’histoire des politiques d’emploi, rarement l’histoire des ouvriers immigrés dans leur vie d’usine. J’ai voulu, à partir de ce cas emblématique qu’étaient les ouvriers algériens de l’usine Renault de Billancourt, étudier l’histoire de ces immigrants dans ses conjonctions entre histoire sociale et politique, entre histoire de l’entreprise et des ouvriers coloniaux dans l’entreprise.
Emploies-tu ce terme d’ouvriers coloniaux de 1945 à 1975 ?
L. Pitti - Je n’utilise le terme que jusqu’en 1962. Je me suis longtemps posé la question de savoir si je devais employer le terme de post-coloniaux. Ces ouvriers n’étaient plus des « coloniaux », mais les ressortissants d’une nation indépendante. Le prisme colonial fonctionne encore en partie dans la manière qu’a l’entreprise de gérer les ouvriers ressortissants des ex-territoires colonisés. Si on étudie les relations au travail, carrières, méthodes d’encadrement des ouvriers étrangers, on voit que les nationalités issues de pays non colonisés étaient soumises à des méthodes de gestion similaires. Il y a cependant une gradation : la promotion professionnelle des travailleurs italiens, portugais, espagnols, est plus importante que celle des « Africains du Nord » (appelés ainsi par l’entreprise) dans les années 1960-1975. Il y a donc des logiques post-coloniales, mais qu’il faut identifier sur des phénomènes précis, sans généraliser en partant du simple fait que l’on est en présence de ressortissants ou d’originaires des pays anciennement colonisés. Les schémas différenciés de promotion s’appuient sur une gestion ethnique de la main-d’œuvre, avec un moindre accès des Algériens, réputés « analphabètes », à la formation professionnelle ; mais ils sont aussi discriminés par un système de classification à l’œuvre dans les années 1960 : la cotation de poste. Avec ce système, un ouvrier est payé différemment selon son poste, les feuilles de paye sont opaques. Cet arbitraire du salaire, instrument de discrimination, s’applique à tous les OS. Si on regarde seulement les discriminations infligées aux ouvriers en tant qu’Algériens, on passe à côté de ça, alors que la logique discriminatoire est aussi le produit de l’évolution de l’organisation du travail, elle ne se réduit pas au fait colonial, à un post-colonialisme qui en serait la perpétuation à l’identique dans l’ère des indépendances. Les processus discriminatoires l’excèdent et l’englobent.
Comment étaient vécues les discriminations, en tant qu’ouvriers ou en tant qu’Algériens ?
L. Pitti - Dans les années 1960, les mots d’ordre des grèves touchent à cette condition d’OS. Avant, dans les années 1950, quand se posait la question de l’indépendance nationale algérienne, ce qui était remis en cause était la condition de colonisé. La question professionnelle passait au second plan. Pour autant, il n’y a pas de dichotomie entre « ouvrier » et « Algérien », entre appartenance de classe et appartenance nationale, mais des mobilisations qui traduisent selon la période les préoccupations dominantes. Une part des militants algériens était de formation et de conviction marxiste, mais se battait pour la libération nationale.
Le concept de post-colonialisme est-il valable dans ce contexte ?
L. Pitti - Le terme de post-colonialisme ouvre un champ d’étude trop peu exploré en France. Ici cependant, les critères coloniaux de gestion se transforment en incluant le substrat colonial pour le dépasser. Si la question est de savoir si on passe de « l’indigène colonial » à « l’indigène de la République », ma réponse est clairement non, car on ne peut, à mes yeux, essentialiser le post-colonisé comme la République colonisatrice essentialisait « l’indigène », réputé par nature différent. Les mécanismes de la différenciation post-coloniale, les formes que revêtent les discriminations me semblent plus complexes ; comme la mise en exergue d’une « question de l’immigration » ou d’un « problème immigré » depuis le début des années 1980 ne découle pas, selon moi, de la seule histoire coloniale de la France, mais aussi du contexte politique national et international de la fin des années 1970 et du début des années 1980.
Quels étaient les rapports entre ouvriers et syndicats français et ouvriers algériens ?
L. Pitti - Dans les années 1950, la CGT est le syndicat où se regroupent majoritairement les ouvriers algériens. Après 1956, le rouleau compresseur du vote des pouvoirs spéciaux à l’Assemblée nationale par le PCF provoque un alignement de la CGT de Renault-Billancourt sur les positions nationales du parti. Les ouvriers algériens s’éloignent alors de la CGT, déconnectée à leurs yeux du soutien effectif à l’indépendance, au profit de la seule mobilisation contre la répression, pour organiser la solidarité en direction des militants nationalistes licenciés, sans aller cependant jusqu’aux arrêts de travail. Les rapports entre ouvriers algériens et français ne sont pas réductibles aux rapports entre ouvriers algériens et syndicats, notamment du fait de l’aide effective de certains ouvriers français à l’indépendance, d’ailleurs mis à l’index pour cela par leur organisation syndicale ou politique. Après 1962, la question se déplace aux rapports entre syndicats et OS. Il y a une méconnaissance de la condition d’OS de la part de la CGT. Le prisme revendicatif de la CGT est celui de la revendication salariale, sa base de masse, les OP ; et souvent la CGT considère les luttes des OS comme des luttes catégorielles. À partir de 1968, les OS ne revendiquent pas des augmentations salariales mais la fin de la cotation de poste ; ils réclament la possibilité d’une promotion professionnelle. En 1968, la CGT, à la tête du comité de grève, refuse aux rédacteurs d’une plate-forme revendicative des OS la possibilité de faire un communiqué à l’assemblée générale quotidienne ; elle argumente que les revendications spécifiques sont à défendre dans les structures spécifiques, les commissions par nationalités. Aujourd’hui des syndicalistes CGT reconnaissent que la lutte des OS, vive entre 1972 et 1975 à Billancourt, a profité à tous les ouvriers de l’usine.
Propos recueillis par Sylvain Pattieu

Rouge 2005-05-05