7 juillet 2005

HOMMAGE - François-Xavier Verschave : Citoyen absolu

Son idéal de justice ne s’arrêtait pas au seuil de la « raison d’état ». Son action aura révélé la nature de la relation franco-africaine, en dénonçant la Françafrique, faite d’un néocolonialisme bien actuel et d’une dérive de la Ve République hors des principes démocratiques. Il vient de nous quitter, nous lui devons beaucoup.

Au départ, il y a un engagement contre la faim dans le monde, une question en apparence consensuelle. Économiste de formation, ancré dans la réalité des actions locales dans la banlieue lyonnaise, il rejoint le combat de l’association Survie, créée en 1981 à partir d’un appel de 53 prix Nobel contre l’injustice de la faim et de l’extrême misère. Puis il y a un combat de dix ans, axé sur l’exigence d’une loi pour affecter à la lutte contre l’extrême misère les six milliards de l’« aide au développement », qui ne s’en soucie guère. Près de 60 % des députés, 8 000 maires, des joueurs de foot connus, des gens de tous horizons politiques soutiendront le projet de loi. Mais il ne sera jamais mis à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale. De cette expérience, il tirera deux leçons : en mettant en cause la politique de l’« aide au développement », on s’attaque en fait à une question centrale, la maltraitance de l’Afrique, au cœur du système de domination de l’État français. Et on heurte un des principes de la Ve République, qui fait de la relation franco-africaine un domaine réservé à la présidence et au gouvernement, interdit aux citoyens comme aux élus.
Avec l’Observatoire de la coopération française, il mettra en évidence le détournement de l’argent public qui, au lieu d’aider les peuples africains, profite aux intérêts privés français, aux intermédiaires politiques en France, aux clans au pouvoir dans les pays africains soutenus par la France. Convaincu qu’il faut « forcer les portes de la vérité si l’on veut fonder, pour le xxie siècle, une relation juste et riche avec les peuples de tout un continent », Verschave se lancera dans l’exploration de cette relation franco-africaine, le passé colonial, le rôle de l’armée française, les arcanes volontairement obscures des circuits financiers de la coopération, de la dette, des entreprises et des réseaux passant par les paradis fiscaux et la corruption à grande échelle. Cette évolution signera une rupture avec le consensus politique habituel : « Notre association a été perçue comme radicale, alors que le processus d’institutionnalisation des mouvements civiques induit généralement un chemin inverse : du radical au consensuel. »
Noir silence
Viendra le génocide au Rwanda. Verschave sera de ceux qui essayeront de comprendre l’incroyable : le succès fulgurant d’une idéologie raciste et de sa propagande, la mécanique d’un état totalitaire prêt à tout pour se maintenir au pouvoir, l’inoculation à des millions de gens d’une mixture de haine, de peur et d’impunité. Il ira jusqu’au bout dans l’analyse des complicités françaises, y voyant l’aboutissement ultime de la politique insensée de la Françafrique. Quand tant d’autres détourneront le regard de ce qui bousculait leur confort intellectuel. « Ceux qui se sont efforcés de regarder en face cette réalité en ressortent brûlés [...] Le révisionnisme est consubstantiel au génocide [...] Il ne sert pas seulement à occulter un crime immense ; il entretient l’illusion réconfortante que l’Homme ne serait pas capable de commettre le mal absolu [...] Le même phénomène depuis longtemps à l’œuvre à propos des massacres coloniaux et post-coloniaux [...] est porté cette fois à son paroxysme. » Il consacrera beaucoup d’efforts pour faire éclater la vérité et contraindre les autorités françaises à reconnaître leur responsabilité, convaincu que si rien ne change, d’autres explosions de haine peuvent se répéter. Une Commission d’enquête citoyenne aboutit aujourd’hui au dépôt des premières plaintes devant des tribunaux français, pour complicité de génocide.
« Sortir du mensonge est une aventure. C’est aussi une épreuve : on ne sort pas indemne d’une exploration de l’action de la France en Afrique depuis les “indépendances”. » La plupart des chercheurs ou journalistes patentés estiment prudemment que pousser l’investigation dans ce domaine apporte plus de coups à recevoir que de promotions à espérer. François-Xavier Verschave fut trop souvent ignoré, parfois dénigré, par de grandes rédactions qui ont abdiqué de leur fonction de « contre-pouvoir ». Trois chefs d’États africains, Bongo, Déby et Sassou N’Guesso, épaulés par les avocats de la Françafrique et de la chiraquie, porteront plainte contre son livre Noir Silence, pour « offense à chef d’État étranger ». La justice le relaxera compte tenu du « sérieux des investigations effectuées ». Cela renforça la confiance que beaucoup mettaient déjà dans ses travaux, toujours vérifiés et recoupés, nourris des récits et des révoltes des Africains interdits d’expression par les dictateurs que Paris leur impose. En Afrique, beaucoup y ont trouvé matière pour leurs combats politiques. En France, de simples citoyens se sont engagés. Des campagnes ont rapproché des groupes militants, français et africains, des actions qui, hier, ne rassemblaient que quelques centaines ont commencé à en réunir des milliers, notamment lors des sommets franco-africains.
Combat sans répit
Nos chemins se sont naturellement croisés. Nous étions peu nombreux à vouloir dénoncer la complicité de l’État français au Rwanda, à peine plus à mener campagne contre le soutien de la France aux dictatures africaines, de Mobutu à Eyadema, ou à dénoncer Elf-Total et Bolloré. Sa dénonciation du néocolonialisme était aussi radicale que son intransigeance face aux crimes contre l’humanité et aux crimes de génocide. Nous partagions ces combats. Ses convictions philosophiques ne le rapprochaient pas a priori des mouvements de tradition marxiste comme le nôtre. S’inspirant de l’historien Fernand Braudel, il croyait à la synergie des volontés politiques pour changer le cours des choses, insistait sur l’importance du combat pour le « bien public mondial » (régulation des transactions financières, droits universels, démocratie planétaire, justice internationale, etc.) pour « tenir en laisse » l’État qui, par nature, produit une nomenclature qui se sert au lieu de servir. Il analysait l’évolution d’un « capitalisme » prédateur, dérivant vers la criminalité politique, s’imposant aux politiques. Mais il se méfiait, et pas toujours à tort, de l’étatisme et de l’économisme, qu’il pensait trop présents chez les marxistes. Il réfutait toute interprétation des événements réduisant à la sphère économique l’explication du politique, qui conduit parfois à un certain fatalisme.
Invité à l’université d’été de la LCR en 2001, il exposa ses analyses devant plusieurs centaines de militants, pourtant habitués aux combats contre la globalisation capitaliste. Beaucoup en sortirent abasourdis, découvrant jusqu’où allait la dérive de la politique africaine de la France. Pour nous avoir aidés à garder les yeux ouverts, nous lui devons un immense merci, et un engagement à terminer le combat qui fut le sien.
Alain Mathieu, Mat Panthers, Lily
• F.-X. Verschave : L’Aide publique au développement, 1994, Syros ; Complicité de génocide ? la France au Rwanda, 1994, La Découverte ; La Françafrique : le plus long scandale de la République, 1999, Stock, 19 euros ; Noir Silence, 2000, Les Arènes, 21,01 euros ; Noir Chirac, 2002, Les Arènes, 19 euros ; L’Envers de la dette, 2001, Agone ; Négrophobie, collectif, 2005.

Rouge 2005-07-07