20 octobre 2005

Alain Tasma - Massacre d’État

Réalisateur, Alain Tasma travaille entre autres pour la télévision. Auteur de polars, de films psychologiques ou de comédies, il a été assistant de François Truffaut et d’Arthur Penn. La fiction « Nuit noire » évoque le massacre des Algériens, le 17 octobre 1961, dans un scénario coécrit par Alain Tasma, François Olivier Rousseau et Patrick Rotman. Dans « Nuit noire », Alain Tasma a apporté un soin tout particulier aux décors et au jeu de l’acteur.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire Nuit noire ?
Alain Tasma - Creuser dans une mémoire commune qui n’a absolument pas émergé. C’est exactement comme quand il y a un secret de famille qui pourrit, mais qui passe malgré tout dans les générations. À propos de la guerre d’Algérie, il y a toujours des secrets honteux qui ne sont toujours pas dévoilés. Le 17 octobre 1961, ça s’est passé à Paris. Alors on n’a tourné qu’à Paris et en région parisienne. Il n’y avait pratiquement pas un endroit où quelqu’un ne venait nous dire : « Mais savez-vous qu’ici quelqu’un a été tué ? » Donc les gens le savent, mais n’en parlent pas. C’était l’occasion pour moi, à travers une fiction, de parler de quelque chose dont on ne parle pas. J’avais déjà fait un film, il y a quelques années, sur le sang contaminé et ce qui m’intéresse, là aussi, c’est de montrer comment, avec le recul, on peut expliquer des événements qui apparaissent scandaleux. J’aime assez utiliser la télévision comme un poil à gratter, c’est-à-dire appuyer là où ça fait mal. Patrick Rotman, avec qui j’ai travaillé et qui connaît bien l’histoire de la guerre d’Algérie, a toujours essayé de sortir des sillons déjà creusés par d’autres dans son exploration de la guerre d’Algérie. Je ne suis pas un spécialiste de la guerre d’Algérie, et je ne sais pas où Patrick Rotman se situe par rapport à Benjamin Stora, mais je crois que sa parole sur le sujet a vraiment du poids, c’est pourquoi j’ai voulu travailler avec lui.
Dans votre film, il y a des policiers très racistes, mais aussi d’autres, qui sont beaucoup plus indécis. Quelle était votre intention ?
A. Tasma - Je tenais à montrer quelques personnages de flics syndicalistes qui n’étaient pas d’accord avec ce qui s’est passé, et qui ont bel et bien existé. Mai 1942, le Vel d’Hiv ; 17 octobre 1961 : ce sont les mêmes bus RATP qui ont servi - il n’y a pas un conducteur de bus qui a refusé de conduire - et ce sont les mêmes flics. Dix-neuf ans après 1942, la police républicaine peut agir de la même façon. Le personnage du flic qui ne sait pas, qui est plus indéterminé que les gens de l’OAS ou les escadrons de la mort, et qui finit pourtant par tirer, me paraît très dangereux. Mais les chefs sont responsables du comportement de leurs hommes. Quand Sarkozy est au ministère de l’Intérieur et ne dit pas à ses hommes « Faites gaffe à ce que vous faites », c’est dangereux. La police a besoin d’être tenue d’une main de fer.
Les harkis, que le gouvernement actuel vient d’honorer, se retrouvaient dans des groupes de police auxiliaires, dans les commissariats, et ont été très actifs dans le massacre. Pourtant, vous ne vous attachez pas trop à leur rôle. Pourquoi ?
A. Tasma - On les voit juste au début... Il est vrai qu’au pont de Neuilly, ce sont les harkis qui étaient en avant. C’est un choix que j’ai fait de simplifier la fiction pour, justement, ne pas permettre à la police parisienne de se retrancher derrière eux.
Vous n’êtes pas tendre avec le Front de libération nationale (FLN), notamment lorsque vous montrez la collecte des cotisations. Cet « impôt de guerre » n’était-il pas vital pour financer la lutte de libération nationale ?
A. Tasma - Ce ne sont pas des enfants de chœur face aux flics. Le FLN exerçait une pression terrible. Et cet impôt de guerre, comme vous l’appelez, se justifie, mais il a été collecté dans une extrême violence. Le film sur le combat entre le FLN et le Mouvement national algérien (MNA), qui a fait des centaines de morts, n’a jamais été fait. Ce sont les Algériens qui pourraient le faire. Pour expliquer ce qu’a fait la police française, il nous semblait important de montrer qu’en face d’eux, les flics avaient de vrais guerriers.
Papon est le principal responsable du massacre avec la caution de sa hiérarchie politique et, par-delà, tout le gouvernement...
A. Tasma - Depuis le début de l’année 1961, il y a eu 21 flics tués à Paris : la guerre qui était en Algérie vient en France. Il y a dans la police un climat de peur, de haine et de racisme. Papon est obligé de lui donner des gages, sinon les flics deviennent incontrôlables. C’est pourquoi il dit : « Pour un coup reçu, vous en rendrez dix », ou « Quelle que soit votre attitude, vous serez couvert. » Il ne leur dit pas d’ouvrir le feu, mais « si vous ouvrez le feu vous serez couvert ». Il a réglé le problème des Juifs à Bordeaux de la même façon qu’il a réglé le problème des Algériens à Paris. La parole de Papon suffit à lâcher les chiens. Qu’il ait été poursuivi pour crime contre l’humanité est justifié. C’est un haut fonctionnaire, brillant technicien, d’une froideur totale. Il a des cases à gérer et il les gère très bien. N’oublions pas qu’en 1961, les négociations d’Évian commencent et que l’État français veut être en position de force pour négocier. Il est inconcevable que le drapeau algérien puisse alors circuler librement dans les rues de Paris. Quand des Algériens sont dans une manifestation pacifique, le 17 octobre, au pont Saint-Michel, ils sont à cent mètres de la préfecture. Le symbole est inacceptable aussi bien pour le général de Gaulle que pour le ministre de l’Intérieur, Roger Frey.
Reste encore à faire le procès de Papon, voire celui de l’État français, qui n’a toujours pas reconnu ce crime...
A. Tasma - Seule la Mairie de Paris, avec Bertrand Delanoë, l’a reconnu. Papon a fait un procès en diffamation à Jean-Luc Einaudi pour son livre et Papon a perdu. Le juge a reconnu que Jean-Luc Einaudi avait apporté suffisamment de preuves qu’un massacre avait eu lieu.
Propos recueillis par Laura Laufer

2005-10-20