15 mars 2007

Elections au Sénégal : claque pour l’opposition

En 2000, la première Alternance permettait à une coalition large menée par Abdoulaye Wade de renverser le Parti socialiste qui contrôlait sans partage la vie politique sénégalaise depuis 40 ans. Cet aréopage hétéroclite regroupait les libéraux du Parti démocratique sénégalais (PDS) du « Vieux

Surnom affectueux donné à Abdoulaye Wade. », les sociaux-démocrates, et les forces plus à gauche comme le Parti de l’indépendance et du travail et le PADS (Parti africain pour la démocratie et le socialisme) au sein de la Coalition Sopi (Changement en wolof).

Cette alliance contre nature sous la direction de la bourgeoisie se désagrégea rapidement, et plusieurs partis quittèrent le gouvernement pendant que le PDS se renforçait en accueillant de nombreux « transhumants » politiques de tout bord en quête de ces postes et prébendes que le nouveau régime distribuait généreusement à ses amis. Devant la multiplication des scandales financiers et des affaires louches, l’opposition et la presse commencèrent à attaquer Wade à partir de 2003 ; il était clair que « l’Alternance » avait failli et que les espoirs hérités de la lutte collective et radicale contre l’arbitraire du PS étaient condamnés.

Dès l’origine, l’objectif du PDS fut de positionner le pays comme le meilleur élève en Afrique du modèle libéral. Au début des années 2000, une grande partie de l’Afrique de l’Ouest était instable, et les tensions ascendantes en Côte d’Ivoire laissaient craindre un embrasement régional. Le Sénégal faisait figure depuis l’Alternance de laboratoire démocratique en Afrique et constituait un îlot de stabilité en Afrique de l’Ouest, et la Banque mondiale, comme les autres « partenaires » du gouvernement, fermèrent les yeux sur le système clientéliste assis sur la distribution des aides aux amis du régime et la dérive de plus en plus autoritaire du patron du PDS qui n’hésitait plus à envoyer en prison journalistes critiques et opposants réels ou de circonstance, comme Idrissa Seck, son ancien premier ministre et successeur désigné
Idrissa Seck, membre influent du PDS et maire de la ville de Thiès a été accusé par Wade de détournement de fonds publics et d’atteinte à la sûreté de l’Etat, ce qui lui a valu quelques mois de prison en 2006 avant d’être blanchi de cette dernière inculpation. Il affirme détenir des documents prouvant la responsabilité de Wade dans des vols et des assassinats. Il a fondé le parti Rewmi fin 2006 avant de se rapprocher à nouveau du PDS selon des modalités obscures juste avant les élections de 2007.. Le résultat de cette politique, c’est que depuis 2000, les rares industries et activités productives créatrices de richesses et d’emplois comme les phosphates, le coton ou l’arachide sont peu à peu liquidées ou abandonnées aux mains d’investisseurs étrangers pendant que les prix des produits de première nécessité flambent et que les institutions internationales orientent et financent le développement des infrastructures qui répondent aux besoins du marché.

Le PADS, pour sa part, demeura au gouvernement jusqu’au bout et la Direction de Landing Savané jeta aux poubelles plusieurs décennies de traditions militantes de la gauche marxiste et révolutionnaire sénégalaise au fur et à mesure de son intégration dans l’appareil d’Etat. C’est donc logiquement que le PADS se présenta aux présidentielles sans quitter le pouvoir, en défendant son bilan gouvernemental, et en se contentant de théoriser « la fin de l’alternance » pour mettre un point final à l’héritage collectif issu de la campagne de 2000.

Un coup de tonnerre

A la veille de ces élections présidentielles du dimanche 25 février 2007, le mécontentement était fort dans l’opinion après des années de creusement exponentiel des inégalités entre une classe de privilégiés qui possèdent 4x4 rutilants et belles villas et la masse de la population qui doit se battre au quotidien pour survivre. L’opposition pensait pouvoir battre Wade sur son seul bilan, ce qui signifie imposer un second tour malgré les fraudes qu’elle redoutait de la part de la Présidence. Elle dénonçait les affaires, les manipulations du fichier électoral, la gestion clanique du pays, la répression et l’exercice individuel du pouvoir, le placement des amis et de la famille du président à tous les postes importants de la société, la soumission du pouvoir aux volontés des marabouts de la confrérie religieuse des Mourides
Confrérie musulmane très influente au Sénégal, disposant de réseaux locaux, nationaux et internationaux., la vie chère et la pauvreté qui frappent une écrasante fraction de la population.

Mais l’opposition - qui est comptable à des degrés divers - de la politique de l’Alternance était désunie et ne proposait rien de concret ni de mobilisateur. Les thèmes sociaux autour de l’agriculture, de la pêche artisanale, du logement, de l’emploi, de l’éducation ou de la santé qui auraient dû constituer le cœur de l’argumentaire de la gauche ont été largement évacués de la campagne, ce qui a mené les électeurs à devoir choisir entre des discours moralisateurs creux d’opposants non crédibles et divisés, qui sont tous des acteurs majeurs de la vie politique depuis 20 ans, et Wade, sa machine de guerre électorale huilée et sa politique de distribution de cadeaux concrets.

Dans le camp de Wade, la stratégie était tout autre et mêlait gestion « scientifique » du fichier électoral, mise en avant des grands projets et des réalisations principales du pouvoir et attachement personnel d’une partie significative de la population au patriarche Wade. Selon le journal Le Quotidien du 10 mars 2007, l’équipe d’informaticiens de Wade aurait même fiché les Sénégalais en se servant depuis sept ans des archives du Ministère de l’Intérieur. Le système aurait permis d’adapter le discours du candidat aux réalités locales en privilégiant certains thèmes, certains départements et certaines communes
On peut inclure ici la corruption directe, les aides financières et les promesses aux structures et communes…. Depuis quelques années, une stratégie de segmentation de l’électorat a été mise en place et s’est traduite par exemple par la distribution d’aides à des départements prioritaires, par l’octroi de 4x4 luxueux à tous les parlementaires, par la mise en place d’une bourse donnée automatiquement à tout étudiant sans condition de revenus ou encore par l’augmentation des salaires des députés, des universitaires, des militaires, des gendarmes, des policiers, des membres de l’administration territoriale ou encore des magistrats à quelques mois des échéances de 2007…

Résultats

Malgré les récriminations réelles contre la politique du président Wade et l’étalage croissant et outrageux des disparités de revenus entre une minorité de nouveaux riches parvenus et la grande masse de la population, les 4,9 millions d’électeurs ont largement voté pour Wade, qui a obtenu 55,86%. L’opposition de gauche, pour sa part, est complètement laminée. Le PS de Ousmane Tanor Dieng ne parvient même pas à se placer en seconde position et s’incline avec le score historiquement bas de 13,57% qui le place même derrière l’autre libéral Idrissa Seck (14,93%). Quant au PADS et aux deux autres coalitions sociales-démocrates, elles font pâles figures.

Analyse

L’ensemble de l’opposition estime que la fraude électorale fut grossière et massive en dépit des moyens modernes comme les cartes d’électeurs biométriques et l’encre indélébile servant à marquer les votants. Pour Dansokho, le leader du Parti de l’indépendance et du travail (Pit), le scrutin du 25 février fut une « mascarade électorale ». Les autres leaders expliquent tous dans la presse qu’ils ont des preuves matériels des manipulations, en citant les faux procès-verbaux, les cartes d’électeurs non distribuées dans les zones hostiles au président ou faites en plusieurs exemplaires pour les partisans de Wade, ou encore les doubles inscriptions facilitées par la forte homonymie au Sénégal. Les exemples sont nombreux de fraude probable, et de nombreux bureaux de vote ont vu leurs résultats invalidés. De même, certains bruits affirment que les Renseignements généraux auraient transmis au PDS la liste des bureaux de vote où l’opposition n’avait pas d’observateur pour que les urnes puissent y être bourrées ainsi que les bureaux où Wade pourraient perdre pour que les cartes ne soient pas délivrées. Mais est-ce le vrai problème ?

Sans trop se tromper, on peut affirmer que la fraude a clairement existé, et a été finement orchestrée grâce au contrôle du PDS sur le Ministère de l’Intérieur et le fichier électoral. Elle a été suffisamment forte pour assommer l’opposition qui est incapable de s’en remettre et suffisamment limitée pour que les observateurs nationaux et internationaux n’estiment pas que le scrutin doive être invalidé. Mais cette fraude ne suffit pas à expliquer la gifle infligée à l’opposition, et plus particulièrement à la gauche. Il est complexe de comprendre et de définir en quelques mots les raisons de cet échec. Aussi, nous nous contenterons d’apporter ici quelques pistes de réflexion à explorer, qui tournent autour de trois thèmes : la responsabilité de l’opposition, la nature du système et du régime, et enfin le poids des traditions et des mentalités.

Nous l’avons évoqué, l’opposition s’est présentée très morcelée à ce scrutin. Outre le PS qui reste largement détesté par une frange significative de la société, trois candidats importants de la mouvance sociale-démocrate et Landing Savané du PADS étaient en lice. Malgré l’existence d’un cadre de concertation de l’opposition qui fonctionne depuis plusieurs années et malgré la menace d’une fraude massive, ces partis au programme et au parcours identiques n’ont pas su surmonter leurs querelles de boutiques et de notoriété pour s’unir face à Wade. Nombre de Sénégalais ne leur ont pas pardonné. Par ailleurs, comme précédemment évoqué, l’opposition n’avait ni ligne de classe ni ligne progressiste à faire valoir, et tous ces leaders ou presque sont de puissants barons locaux qui dirigent leurs partis comme des entreprises et qui vivent du métier de politicien et s’enrichissent. Perdus dans les tactiques à la petite semaine, ils sont tous insérés dans le système et ne constituent pas des leviers de mobilisation crédibles pour lutter contre les maux qui frappent la rue sénégalaise comme les coupures d’eau et d’électricité, la cherté de l’essence, du gaz, du poisson, du riz, de l’huile, les embouteillages permanents, la pénurie de logement, etc. Pour ces partis institutionnels, la leçon du 25 février portera peut-être pour les élections législatives à venir, mais la plus grande des réserves s’impose et de toute façon, cela ne changera pas grand chose au sort du peuple sénégalais. Quant au PADS, beaucoup de travailleurs et nombre de ses soutiens historiques ne lui ont pas pardonné sa cogestion du système et la destruction des repères de classe et de l’outil de lutte principal de la gauche sénégalaise. Les dernières déclarations de Landing Savané appelant à la formation d’un gouvernement d’union nationale quelques jours à peine après la démission piteuse des quatre ministres PADS écrasés aux élections marque de manière nette la poursuite de cette stratégie de liquidation des acquis du parti, devenu roue de secours et caution de gauche du libéralisme le plus violent et le plus mafieux.

L’autre point à comprendre, c’est la nature du régime. Wade est un libéral qui jouit d’un fort prestige hérité de son statut d’opposant au PS et d’opposant ayant fait de la prison pour ses idées de surcroît. Il est auréolé d’une réputation de vieux sage et de pragmatique, et il a su se créer des soutiens dans la communauté internationale en favorisant les logiques du FMI et de la Banque mondiale. Un lien affectif existe entre lui et une partie du peuple sénégalais. Et ce lien, Wade l’entretient par la mise en place d’un système efficace à toutes les échelles d’achat des fidélités. Tous ses soutiens sont récompensés et tous ses opposants sont menacés ; pendant son mandat, la politique de grands travaux initiée à coups de milliards a permis d’arroser largement les milieux dirigeants et intellectuels et d’acheter les compétences et le respect. Le nombre d’agences en charge de programmes a été doublé, tous les responsables ont reçu des cadeaux, les valises d’argent ne cessent de circuler, et chaque déplacement d’un responsable politique du parti et de Wade lui-même s’accompagne de promesses et de cadeaux pour la commune ou le village qui accueille, ainsi que pour les organisations de jeunes et de femmes. La politique consiste donc à honorer le chef en espérant une faveur en retour. Par ailleurs, Wade s’appuie sur les médias publics muselés et sur la religion et plus spécifiquement sur les Mourides. Cette confrérie très puissante au Sénégal compte des millions d’adeptes qui ne reconnaissent parfois que l’autorité des marabouts. Wade a tissé une stratégie de soumission de l’Etat aux intérêts des marabouts de la ville « sainte » de Touba contre leur soutien dès le lendemain de son élection en 2000, en allant s’incliner devant le Khalife général de la confrérie, ce qui était sans précédent. Progressivement, il a acquis un grand prestige qu’il monnaye en offrant des terrains aux marabouts et en finançant des aménagements de Touba par milliards de FCFA.

Enfin, la société sénégalaise est complexe. Les mutations sont nombreuses et touchent tous les secteurs économiques et tous les repères identitaires. La littoralisation et l’urbanisation rapide déstructurent les modes traditionnels de relations sociales et tendent les rapports pendant que les activités anciennes périclitent progressivement sous les assauts répétés des mutations de l’environnement économique et des normes extérieures de rentabilité. L’idéologie impérialiste de la « modernité » technique se déverse par tous les canaux dans une société où les repères classiques sont ébranlés sans toutefois disparaître. Les nouveaux aménagements routiers, la modernisation de la corniche de Dakar, la création d’hôtels de luxe, le culte de la technique sont martelés chaque jour, et les Sénégalais jonglent entre les téléphones mobiles, les cartes d’identité numérisées, les cartes d’électeurs biométriques et des conditions de vie quotidiennes déplorables avec des produits de première nécessité inabordables, des coupures de courant et d’eau qui ne sont pas liées à des questions techniques mais financières. Les grilles de lecture du monde sont de plus en plus floues dans un pays où la richesse la plus indécente côtoie la pauvreté absolue et nombre de Sénégalais cherchent auprès des vendeurs de rêve européen, auprès des religieux et auprès des politiques des réponses aux dysfonctionnements du présent ou un sauveur. L’individualisme gagne et dans la mesure où l’enrichissement est présenté en soi comme une vertu, beaucoup rêvent d’une solution personnelle pour sortir de leur condition en faisant abstraction du reste de la société si nécessaire. Et comme les partis de gauche sont eux-aussi responsables de la situation présente et n’ont pas d’explication rationnelle des inégalités ni de perspectives de lutte à offrir, nombreux sont ceux qui entrent dans la logique libérale par dépit ou nécessité et grossissent les rangs des clientèles du pouvoir pour en retirer un bénéfice pour leur famille ou eux-mêmes. Dans ce contexte, malgré les protestations, le pouvoir se renforce à mesure que l’idéologie de l’argent facile se répand dans tous les milieux. De l’échelle locale à l’échelle nationale, les réseaux de fidélité mêlant politique, religion et économie se tissent sur fond d’affaires, de trahisons et d’intérêts particuliers. Comme le résume le vice-président du conseil rural de Médina Gounass, Abdoulaye Bâ, dans une interview au journal Le Quotidien « nous avons toujours voté pour le parti au pouvoir. C’est Dieu qui donne le pouvoir ».

Il faudrait naturellement être plus subtil pour analyser correctement les raisons de la victoire de Wade. Mais Wade a su jouer sur tous les tableaux pour vaincre : une image internationale qui flatte le nationalisme sénégalais, une réputation de sage liée à son âge et à son habilité politique, une image de chef charismatique qui sait manier le bâton et la carotte et l’espoir que son deuxième mandat permettra de faire ce qu’il n’a pas pu faire lors de son premier mandat. Beaucoup de Sénégalais ont aussi voté pour le « Vieux » pour des raisons sentimentales. En tout cas, ce qui est certain, c’est que la gauche sénégalaise ne constitue pas à l’heure qu’il est une alternative crédible à l’Etat-PDS. Les promesses de recomposition interne que l’on entend ici ou là sonnent creux car ce n’est pas la forme des partis qui en cause, mais leur orientation politique et leur passif au pouvoir. Aucun n’a la volonté ni la capacité de reconstruire une gauche de combat. Lorsque des affrontements avec le pouvoir ont lieu, même dans la rue, ce n’est pas sur des mobilisations populaires pour satisfaire des revendications, mais sur des questions qui n’intéressent que les partis et leurs élus.

Pourtant, nombreux sont les Sénégalais qui regardent avec admiration du côté de la Guinée et qui sont orphelins d’un débouché politique à leurs propres revendications. L’espace pour une gauche radicale existe au Sénégal. Des ruptures seront nécessaires pour la faire émerger. En tout cas, cette élection aura eu le mérite de briser les illusions des partis sociaux-démocrates et de remettre à sa juste place la stratégie du PADS…

Slimane, mars 07