Ce texte d'Olivier Le Cour Grandmaison étant public, nous nous permettons de le reproduire ici.
« Le rêve européen a besoin du rêve méditerranée. Il s’est rétréci quand s’est brisé le rêve qui jeta jadis les chevaliers de toute l’Europe sur les routes de l’Orient, le rêve qui attira vers le sud tant d’empereurs du Saint Empire et tant de rois de France, le rêve qui fut le rêve de Bonaparte en Egypte, de Napoléon III en Algérie, de Lyautey au Maroc. Ce rêve ne fut pas tant un rêve de conquête qu’un rêve de civilisation. » Après cette énumération supposée rendre compte d’une glorieuse tradition incarnée par la France depuis des siècles et inlassablement défendue par tous ceux qui furent soucieux de défendre son rayonnement, le même ajoute : « Faire une politique de civilisation comme le voulaient les philosophes des Lumières, comme essayaient de le faire les Républicains du temps de Jules Ferry. Faire une politique de civilisation pour répondre à la crise d’identité, à la crise morale, au désarroi face à la mondialisation. Faire une politique de civilisation, voilà à quoi nous incite la Méditerranée où tout fût toujours grand, les passions aussi bien que les crimes, où ne rien fut jamais médiocre, où même les Républiques marchandes brillèrent dans le ciel de l’art et de la pensée, où le génie humain s’éleva si haut qu’il est impossible de se résigner à croire que la source en est définitivement tarie. La source n’est pas tarie. Il suffit d’unir nos forces et tout recommencera. » Quel est auteur de ces lignes qui se veulent inspirées alors qu’elles ne font que reprendre la plus commune des vulgates destinée à légitimer les « aventures » coloniales de la France ? Un ministre des Colonies de la Troisième République ? Un membre de la défunte Académie des « sciences coloniales » ? Un nostalgique de l’Algérie française qui les aurait rédigées pour prononcer un discours destiné à célébrer cette période réputée faste où la France commandait à 70 millions « d’indigènes » répartis sur 13 millions de kilomètres carrés ? Non, l’auteur de cette prose, aussi mythologique qu’apologétique de la colonisation, n’est autre que Nicolas Sarkozy qui a prononcé ces fortes paroles en tant que ministre-candidat lors d’un meeting à Toulon le 7 février 2007.
Singulièrement passée sous silence par la plupart des médias et des autres dirigeant(e)s politiques engagés dans les élections présidentielles, cette intervention confirme que la réhabilitation du passé colonial de la France n’est pas une embardée conjoncturelle de l’actuelle majorité et de son principal représentant. Au contraire, cette réhabilitation, sans précédent depuis la fin de la guerre d’Algérie, s’inscrit dans un projet politique cohérent, systématique et crânement assumé par le candidat de l’UMP désormais chef de l’Etat français. Pour des motifs partisans, et pour défendre ce que ce dernier croit être l’honneur de la France et de ses citoyens, il se fait donc porte-parole d’une histoire officielle, mensongère et révisionniste des causes qui ont conduit à la construction de l’empire français, érigé par de nombreuses guerres de conquête, puis dirigé par des institutions coloniales racistes et discriminatoires. En témoigne, notamment, le statut des « indigènes », considérés alors non comme des citoyens libres et égaux mais comme des « sujets français » privés des droits et libertés démocratiques élémentaires et soumis, qui plus est, à des dispositions répressives – le Code de l’indigénat, entre autres, – qui ne pesaient que sur eux. Sous le prétexte fallacieux de lutter contre on ne sait quelle « pensée unique » et désir de « repentance », lesquels n’existent que dans l’esprit de Sarkozy et de ceux qui ont forgé ces pseudo-concepts grossiers, sur le plan intellectuel s’entend, pour mieux faire croire à leur propre courage et originalité, on assiste donc à une instrumentalisation spectaculaire du passé colonial de la France. Manipuler cette histoire par la surexposition de certains de ses aspects « positifs » supposés – la colonisation au nom de la civilisation par exemple -, par l’euphémisation ou la sous-estimation des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre commis au cours de cette longue période de l’empire colonial, et par l’occultation enfin de l’oppression et de l’exploitation imposées à ceux qu’on appelait alors avec mépris « les indigènes », tels sont les ressorts principaux de cette opération. Moderne et audacieux Sarkozy ? De tels discours nous ramènent au plus convenu de la doxa officielle forgée sous la Troisième République. Quel est l’adjectif qualificatif adéquat à cette opération qui repose sur un mépris souverain de l’histoire et des innombrables victimes des guerres et des répressions coloniales ? Réactionnaire, assurément.
Jamais depuis des décennies, un candidat soutenu par le plus important parti de la droite parlementaire ne s’était engagé dans cette voie. Stupéfiante involution. Elle témoigne d’une radicalisation significative des discours élaborés sur ces questions par l’UMP et son représentant en même temps qu’elle légitime et banalise des thèmes qui n’étaient jusque-là défendus que par l’extrême-droite et quelques associations de nostalgiques de la période coloniale. Pour les amateurs d’exception française, en voilà une remarquable mais sinistre car la France est le seul Etat démocratique et la seule ancienne puissance impériale européenne où l’un des principaux candidats à l’élection présidentielle ose tenir de pareils propos. A quoi s’ajoute le fait que ce pays est également le seul où une loi – celle du 23 février 2005 –, toujours en vigueur en dépit du tour de passe-passe politico-juridique du Président de la République, sanctionne une interprétation officielle de ce passé colonial. « La Nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l’œuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d’Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française. » Telle est, en effet, la première phrase de l’Article 1 de ce texte voté par l’UMP et l’UDF au terme de débats où Rudy Salles, le très officiel porte-parole de cette dernière formation politique à l’Assemblée nationale, a joué un rôle particulièrement actif. Qu’en pense François Bayrou lui qui prétend dépasser le clivage gauche/droite et incarner une autre façon de faire de la politique ? Il n’est pas besoin d’être un brillant philologue pour comprendre que le terme œuvre, employé dans ce contexte, emporte une appréciation évidemment positive de la période considérée. Face à cette offensive politique, engagée depuis longtemps par les diverses composantes de la droite parlementaire, notamment, et son principal représentant que comptent faire les dirigeants de la gauche parlementaire et radicale ? Ils doivent le faire savoir au plus vite.
Olivier Le Cour Grandmaison. Enseignant à l’Université d’Evry-Val-d’Essonne. Auteur de « Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’Etat colonial », Fayard, 2005.
« Le rêve européen a besoin du rêve méditerranée. Il s’est rétréci quand s’est brisé le rêve qui jeta jadis les chevaliers de toute l’Europe sur les routes de l’Orient, le rêve qui attira vers le sud tant d’empereurs du Saint Empire et tant de rois de France, le rêve qui fut le rêve de Bonaparte en Egypte, de Napoléon III en Algérie, de Lyautey au Maroc. Ce rêve ne fut pas tant un rêve de conquête qu’un rêve de civilisation. » Après cette énumération supposée rendre compte d’une glorieuse tradition incarnée par la France depuis des siècles et inlassablement défendue par tous ceux qui furent soucieux de défendre son rayonnement, le même ajoute : « Faire une politique de civilisation comme le voulaient les philosophes des Lumières, comme essayaient de le faire les Républicains du temps de Jules Ferry. Faire une politique de civilisation pour répondre à la crise d’identité, à la crise morale, au désarroi face à la mondialisation. Faire une politique de civilisation, voilà à quoi nous incite la Méditerranée où tout fût toujours grand, les passions aussi bien que les crimes, où ne rien fut jamais médiocre, où même les Républiques marchandes brillèrent dans le ciel de l’art et de la pensée, où le génie humain s’éleva si haut qu’il est impossible de se résigner à croire que la source en est définitivement tarie. La source n’est pas tarie. Il suffit d’unir nos forces et tout recommencera. » Quel est auteur de ces lignes qui se veulent inspirées alors qu’elles ne font que reprendre la plus commune des vulgates destinée à légitimer les « aventures » coloniales de la France ? Un ministre des Colonies de la Troisième République ? Un membre de la défunte Académie des « sciences coloniales » ? Un nostalgique de l’Algérie française qui les aurait rédigées pour prononcer un discours destiné à célébrer cette période réputée faste où la France commandait à 70 millions « d’indigènes » répartis sur 13 millions de kilomètres carrés ? Non, l’auteur de cette prose, aussi mythologique qu’apologétique de la colonisation, n’est autre que Nicolas Sarkozy qui a prononcé ces fortes paroles en tant que ministre-candidat lors d’un meeting à Toulon le 7 février 2007.
Singulièrement passée sous silence par la plupart des médias et des autres dirigeant(e)s politiques engagés dans les élections présidentielles, cette intervention confirme que la réhabilitation du passé colonial de la France n’est pas une embardée conjoncturelle de l’actuelle majorité et de son principal représentant. Au contraire, cette réhabilitation, sans précédent depuis la fin de la guerre d’Algérie, s’inscrit dans un projet politique cohérent, systématique et crânement assumé par le candidat de l’UMP désormais chef de l’Etat français. Pour des motifs partisans, et pour défendre ce que ce dernier croit être l’honneur de la France et de ses citoyens, il se fait donc porte-parole d’une histoire officielle, mensongère et révisionniste des causes qui ont conduit à la construction de l’empire français, érigé par de nombreuses guerres de conquête, puis dirigé par des institutions coloniales racistes et discriminatoires. En témoigne, notamment, le statut des « indigènes », considérés alors non comme des citoyens libres et égaux mais comme des « sujets français » privés des droits et libertés démocratiques élémentaires et soumis, qui plus est, à des dispositions répressives – le Code de l’indigénat, entre autres, – qui ne pesaient que sur eux. Sous le prétexte fallacieux de lutter contre on ne sait quelle « pensée unique » et désir de « repentance », lesquels n’existent que dans l’esprit de Sarkozy et de ceux qui ont forgé ces pseudo-concepts grossiers, sur le plan intellectuel s’entend, pour mieux faire croire à leur propre courage et originalité, on assiste donc à une instrumentalisation spectaculaire du passé colonial de la France. Manipuler cette histoire par la surexposition de certains de ses aspects « positifs » supposés – la colonisation au nom de la civilisation par exemple -, par l’euphémisation ou la sous-estimation des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre commis au cours de cette longue période de l’empire colonial, et par l’occultation enfin de l’oppression et de l’exploitation imposées à ceux qu’on appelait alors avec mépris « les indigènes », tels sont les ressorts principaux de cette opération. Moderne et audacieux Sarkozy ? De tels discours nous ramènent au plus convenu de la doxa officielle forgée sous la Troisième République. Quel est l’adjectif qualificatif adéquat à cette opération qui repose sur un mépris souverain de l’histoire et des innombrables victimes des guerres et des répressions coloniales ? Réactionnaire, assurément.
Jamais depuis des décennies, un candidat soutenu par le plus important parti de la droite parlementaire ne s’était engagé dans cette voie. Stupéfiante involution. Elle témoigne d’une radicalisation significative des discours élaborés sur ces questions par l’UMP et son représentant en même temps qu’elle légitime et banalise des thèmes qui n’étaient jusque-là défendus que par l’extrême-droite et quelques associations de nostalgiques de la période coloniale. Pour les amateurs d’exception française, en voilà une remarquable mais sinistre car la France est le seul Etat démocratique et la seule ancienne puissance impériale européenne où l’un des principaux candidats à l’élection présidentielle ose tenir de pareils propos. A quoi s’ajoute le fait que ce pays est également le seul où une loi – celle du 23 février 2005 –, toujours en vigueur en dépit du tour de passe-passe politico-juridique du Président de la République, sanctionne une interprétation officielle de ce passé colonial. « La Nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l’œuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d’Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française. » Telle est, en effet, la première phrase de l’Article 1 de ce texte voté par l’UMP et l’UDF au terme de débats où Rudy Salles, le très officiel porte-parole de cette dernière formation politique à l’Assemblée nationale, a joué un rôle particulièrement actif. Qu’en pense François Bayrou lui qui prétend dépasser le clivage gauche/droite et incarner une autre façon de faire de la politique ? Il n’est pas besoin d’être un brillant philologue pour comprendre que le terme œuvre, employé dans ce contexte, emporte une appréciation évidemment positive de la période considérée. Face à cette offensive politique, engagée depuis longtemps par les diverses composantes de la droite parlementaire, notamment, et son principal représentant que comptent faire les dirigeants de la gauche parlementaire et radicale ? Ils doivent le faire savoir au plus vite.
Olivier Le Cour Grandmaison. Enseignant à l’Université d’Evry-Val-d’Essonne. Auteur de « Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’Etat colonial », Fayard, 2005.