31 mai 2001

Kabylie - La contestation s'enracine

Ces derniers jours, les manifestations massives se sont succédé en Kabylie. Mais le pouvoir choisit de répondre par le mépris et la répression.
Le 21 mai dernier, des centaines de milliers de personnes ont investi les rues de Tizi Ouzou (la plus grande ville de Kabylie) et deux jours plus tard, l'expérience était renouvelée à Béjaïa (deuxième grande ville de Kabylie). Les manifestants en colère scandaient les mots d'ordre qui font désormais l'unanimité au sein de la population: "pouvoir assassin", "ulach smah" ("pas de pardon"), "gendarmes terroristes", et portaient des banderoles sur lesquelles on pouvait lire "libérer la liberté", "martyrs de la démocratie" (les victimes des émeutes). Des hommes et des femmes de tous âges, décidés à en finir avec le climat de terreur, de corruption et de misère imposé par le pouvoir militaire algérien pendant toutes ces années. La boucle a été bouclée par la grande manifestation qui a regroupé des dizaines de milliers de femmes, durant sept ou huit heures.
Organisées au lendemain d'une recrudescence violente des émeutes et incidents dans plusieurs villes et villages des wilayas de Tizi Ouzou et de Béjaïa, ces "marches noires" ont permis de percer le silence imposé par le pouvoir sur les événements, et de faire comprendre au reste de l'Algérie ce qui se passe réellement en Kabylie. Elles ont également montré une Kabylie solidaire de la jeunesse insurgée, et déterminée à canaliser ce mouvement de manière pacifique et organisée pour empêcher qu'il y ait d'autres victimes, mais aussi pour éviter l'essoufflement.
Une mobilisation organisée
Dès les premiers jours des affrontements, une organisation et une structuration démocratique se sont mises en place. A Béjaïa, une grande assemblée, la "coordination citoyenne et universitaire", regroupe les représentants des comités populaires, des comités de villages, des comités étudiants, des syndicats de travailleurs (notamment celui de l'éducation nationale, très combatif), des associations culturelles et sociales. Cette coordination, qui fonctionne en assemblée générale décisionnelle, n'a cessé d'organiser des grèves générales dans tous les secteurs d'activité, des sit-in réguliers, des bougies allumées toutes les nuits et dans toutes les villes, etc. Le mouvement ne désarme pas, et compte aller au-delà des revendications démocratiques immédiates - retrait des gendarmes de toutes les villes de Kabylie, jugement de tous les assassins et tortionnaires à commencer par les donneurs d'ordre, mise en place d'une deuxième session pour tous les examens, statut de martyrs de la démocratie pour toutes les victimes et indemnisation des familles, reconnaissance du tamazight (langue berbère) - pour avancer sur les revendications sociales, au centre du mouvement insurrectionnel.
En conspuant le pouvoir algérien, la Kabylie s'installe durablement dans la contestation d'un régime toujours silencieux et méprisant, misant sur l'essoufflement du mouvement. Les émeutes, qui ne cessent pas, ont en effet révélé la radicalisation de toute la population, notamment la jeunesse populaire qui use de la violence contre tous les symboles d'un Etat associé à la hogra (expression algérienne qui signifie injustice et mépris). Pas une administration, pas une institution étatique qui ait échappé au saccage ou à l'incendie. Les membres de la commission d'enquête mise en place par le président Bouteflika sont interdits de séjour dans tous les villages et villes de Kabylie, et ce sont les comités de villages et comités populaires qui l'ont décidé. Ils sont pris à partie, même sous escorte des forces antiémeutes, par la foule qui scande: "Tromperie! Trahison!"
Exactions
Le dernier discours de Bouteflika, dimanche 27 mai, n'a rien amené de nouveau. La décision de retirer 600 gendarmes de la wilaya de Béjaïa n'est qu'une nouvelle tromperie. En réalité, ils ont tout simplement été remplacés par d'autres, plus frais, qui ont commencé à faire leurs preuves. Ces derniers jours, la provocation a redoublé de férocité. Les gendarmes bombardent les maisons et les immeubles au gaz lacrymogène (un couple de personnes âgées a été retrouvé mort asphyxié à Béjaïa), forcent les domiciles tard dans la nuit avec tabassage systématique des jeunes, profèrent des insanités à l'encontre des femmes en montrant leurs parties génitales, volent et saccagent les magasins de petits commerçants, violent les franchises universitaires: c'est le lot quotidien de violence en Kabylie.
Bouteflika a promis de sanctionner tous les auteurs d'exactions. Mais de quelles exactions parle-t-on? Ce qui se passe en Kabylie est le fruit d'une décision étatique et gouvernementale de réprimer dans le sang le mouvement insurrectionnel, de tirer à balles réelles pour tuer, de mettre à feu et à sang toute la région. Avec aujourd'hui une centaine de morts et près de 3000 blessés, il est grand temps d'agir.
Sami Zakaria