Une interview d'Henri Benoît
Le 17 octobre 1961, une manifestation organisée par le FLN pour la paix en Algérie et pour dénoncer le couvre-feu instauré en France contre la population algérienne fait l'objet d'une répression sanglante. Henri Benoît, militant de la LCR, alors syndicaliste chez Renault Billancourt, témoigne sur ce crime d'Etat.
- Vous êtes un des témoins des événements du 17 octobre 1961. Que s'est-t-il passé à Paris au cours de ces deux jours?
Henri Benoît - Le FLN avait organisé clandestinement une manifestation pacifique pour démontrer qu'il n'exerçait pas une dictature sur l'immigration, contrairement à ce qui était diffusé dans la presse, mais qu'il recueillait l'adhésion de la masse des Algériens de France pour l'indépendance de l'Algérie. Cette manifestation répondait au besoin d'action des Algériens qui était victime d'un couvre-feu à caractère raciste mais aussi de tous les Maghrébins du fait des contrôles au faciès pratiqués par la police.
Le FLN ignorait quel serait le comportement de la police mais envisageait le pire, au vu de l'intensification de la répression depuis plusieurs mois. C'est pourquoi, ils avaient pressenti une dizaine d'observateurs non algériens placés dans certains lieux névralgiques pour témoigner de ce qu'ils verraient avec la consigne formelle de n'intervenir en aucun cas.
En ce qui concerne Renault où je travaillais, nous étions quatre sur les dix pressentis pour participer à ce groupe. Clara et moi étions militants de la ive internationale qui luttait pour l'indépendance de l'Algérie depuis le début de l'insurrection. Nous étions dans toutes les manifestations en France depuis 1945. En tant que syndicalistes CGT chez Renault, nous étions en contact avec toutes les composantes de l'émigration algérienne, majoritairement organisée à la CGT. Ce sont ces liens avec les camarades algériens pour qui nous avions d'ailleurs travaillé pendant de longues années, qui nous ont désignés pour témoigner de ce que nous verrions ce jour-là, parce qu'ils avaient confiance en nous.
Les lieux de rassemblement étaient divers dans Paris, mais la grande concentration était celle du bidonville de Nanterre, là où s'est construite la cité universitaire par la suite, et dans lequel Le FLN était très influent. D'autres défilés devaient converger sur le centre de Paris.
Nous avons été témoins d'une répression extrême de la part de la police à laquelle le préfet de police de l'époque, Papon, avait donné des consignes très fermes. Celle-ci avait été l'objet d'un véritable conditionnement, y compris par le biais de rumeurs qui circulaient du type "plusieurs agents auraient été tués au cours de la manifestation", ce qui était évidemment faux. Le parcours d'Opéra jusqu'au cinéma Le Rex s'est déroulé sans la moindre violence. Ce n'est qu'à la hauteur du métro Bonne Nouvelle que nous avons entendu des détonations et nous nous sommes dispersés tout en emmenant avec nous un Algérien avec le visage en sang. Nous avons traîné dans le quartier: il y avait à l'époque un commissariat derrière l'opéra à côté duquel nous avons stationné pour observer les cars de police déversant leurs contingents d'Algériens raflés dans la rue. De la rue jusqu'à l'entrée du commissariat, ils devaient passer les mains sur la tête et à moitié courbés, au centre d'une haie de policiers armés du "bidule" (1) qui les cognaient violemment sur la tête. Nous avons appris par la suite, lorsqu'ils ont été internés dans le palais des sports de la porte de Versailles, que beaucoup étaient morts de fracture du crâne ou avaient eu les doigts fracturés. Un grand nombre de manifestants ont été délibérément jetés dans la Seine.
N'ayant pas suffisamment de cars, la préfecture de police avait réquisitionné des bus de la RATP pour rassembler les manifestants dans des camps de regroupement au palais des sports de la porte de Versailles et de Vincennes, au gymnase Japy. Une partie de ceux qui ont été inculpés a été expulsée vers l'Algérie. La presse a annoncé le lendemain, plus de 7500 arrestations, deux morts, quelques dizaines de blessés: c'est dire l'ampleur de la manifestation. L'ouvrage de Jean-Luc Einaudi estime le nombre des victimes à un minimum de 200 effectivement retrouvées. C'est le plus grand massacre pratiqué en France par la police depuis la Commune de Paris.
- Vous étiez alors syndicaliste CGT à Renault Billancourt où travaillaient de nombreux immigrés Algériens. Comment ont-ils réagi ?
H. Benoît - Chez Renault travaillaient plus de 40000 personnes, dont 4000 Algériens. En 1956, la structure du FLN chez Renault constituait surtout, en liaison avec les structures de quartier, à faire verser la cotisation au FLN. Je peux personnellement témoigner que lorsque la grève de huit jours organisée en Algérie en juillet 1956, celle-ci a été effective chez Renault dans les fonderies et dans tous les lieux où était regroupé l'essentiel de la main d'uvre maghrébine (en particulier dans l'île Seguin), y compris les Marocains qui avaient entamé une lutte pour l'indépendance qu'ils venaient de gagner. Cela a d'ailleurs donné lieu au sein de la CGT à des affrontements très durs car les ouvriers algériens jugeaient que la solidarité des travailleurs français et particulièrement du syndicat aurait dû se manifester à cette occasion. Bien avant le 17 octobre, les militants algériens de Renault voulaient agir par rapport aux contrôles violents et systématiques des populations immigrées, aux arrestations et aux morts nombreux depuis le début de l'année.
En ce qui me concerne, j'avais monté avec des camarades un comité pour la paix en Algérie, qui n'avait d'ailleurs rien à voir avec le Mouvement pour la paix contrôlé par le PC qui ne faisait aucune référence à l'indépendance comme condition de cette paix. Il regroupait quelques dizaines de personnes. Notre action consistait à informer par tracts les ouvriers de Renault des raisons de l'insurrection et de la nécessaire indépendance. Il y avait à l'époque des membres du comité d'entreprise de Renault et de l'usine qui étaient en prison à Frênes et à la petite Roquette. Nous avions donc constitué un comité pour l'aide aux emprisonnés dont l'objectif était de mettre en place des réseaux de mandats dans l'ensemble des bureaux de poste de la région parisienne. Et pour les Français incarcérés pour avoir apporté une aide aux Algériens, nous avions monté un autre comité.
- Quelle a été l'attitude de la gauche avant, pendant et après ces événements?
H. Benoît - Elle avait une attitude paternaliste à l'égard des mouvements qui surgissaient dans les différentes colonies ou de l'émigration. Les socialistes défendaient l'"Algérie française". Quant aux députés communistes, ils ont voté les pouvoirs spéciaux au premier ministre socialiste Guy Mollet en mars 1956, ce qui signifiait soutenir l'intensification de l'effort de guerre en Algérie et la mobilisation de jeunes du contingent français pour participer aux actions de pacification. Cela a d'ailleurs donné lieu à de nombreuses manifestations ou blocage de trains de jeunes maintenus sous les drapeaux au-delà de la durée légale et de jeunes rappelés pour aller faire une guerre qui n'était pas la leur. Après ce vote, ces jeunes ont eu le sentiment d'avoir été abandonnés. Chez Renault, une grande partie des Algériens s'est engagée dans la constitution du FLN chez Renault le 28 avril 1956.
Propos recueillis par Pauline Terminière
1. Bâton de 1,50 m utilisé pour réprimer les manifestations.
Rouge 11 octobre 2001
Le 17 octobre 1961, une manifestation organisée par le FLN pour la paix en Algérie et pour dénoncer le couvre-feu instauré en France contre la population algérienne fait l'objet d'une répression sanglante. Henri Benoît, militant de la LCR, alors syndicaliste chez Renault Billancourt, témoigne sur ce crime d'Etat.
- Vous êtes un des témoins des événements du 17 octobre 1961. Que s'est-t-il passé à Paris au cours de ces deux jours?
Henri Benoît - Le FLN avait organisé clandestinement une manifestation pacifique pour démontrer qu'il n'exerçait pas une dictature sur l'immigration, contrairement à ce qui était diffusé dans la presse, mais qu'il recueillait l'adhésion de la masse des Algériens de France pour l'indépendance de l'Algérie. Cette manifestation répondait au besoin d'action des Algériens qui était victime d'un couvre-feu à caractère raciste mais aussi de tous les Maghrébins du fait des contrôles au faciès pratiqués par la police.
Le FLN ignorait quel serait le comportement de la police mais envisageait le pire, au vu de l'intensification de la répression depuis plusieurs mois. C'est pourquoi, ils avaient pressenti une dizaine d'observateurs non algériens placés dans certains lieux névralgiques pour témoigner de ce qu'ils verraient avec la consigne formelle de n'intervenir en aucun cas.
En ce qui concerne Renault où je travaillais, nous étions quatre sur les dix pressentis pour participer à ce groupe. Clara et moi étions militants de la ive internationale qui luttait pour l'indépendance de l'Algérie depuis le début de l'insurrection. Nous étions dans toutes les manifestations en France depuis 1945. En tant que syndicalistes CGT chez Renault, nous étions en contact avec toutes les composantes de l'émigration algérienne, majoritairement organisée à la CGT. Ce sont ces liens avec les camarades algériens pour qui nous avions d'ailleurs travaillé pendant de longues années, qui nous ont désignés pour témoigner de ce que nous verrions ce jour-là, parce qu'ils avaient confiance en nous.
Les lieux de rassemblement étaient divers dans Paris, mais la grande concentration était celle du bidonville de Nanterre, là où s'est construite la cité universitaire par la suite, et dans lequel Le FLN était très influent. D'autres défilés devaient converger sur le centre de Paris.
Nous avons été témoins d'une répression extrême de la part de la police à laquelle le préfet de police de l'époque, Papon, avait donné des consignes très fermes. Celle-ci avait été l'objet d'un véritable conditionnement, y compris par le biais de rumeurs qui circulaient du type "plusieurs agents auraient été tués au cours de la manifestation", ce qui était évidemment faux. Le parcours d'Opéra jusqu'au cinéma Le Rex s'est déroulé sans la moindre violence. Ce n'est qu'à la hauteur du métro Bonne Nouvelle que nous avons entendu des détonations et nous nous sommes dispersés tout en emmenant avec nous un Algérien avec le visage en sang. Nous avons traîné dans le quartier: il y avait à l'époque un commissariat derrière l'opéra à côté duquel nous avons stationné pour observer les cars de police déversant leurs contingents d'Algériens raflés dans la rue. De la rue jusqu'à l'entrée du commissariat, ils devaient passer les mains sur la tête et à moitié courbés, au centre d'une haie de policiers armés du "bidule" (1) qui les cognaient violemment sur la tête. Nous avons appris par la suite, lorsqu'ils ont été internés dans le palais des sports de la porte de Versailles, que beaucoup étaient morts de fracture du crâne ou avaient eu les doigts fracturés. Un grand nombre de manifestants ont été délibérément jetés dans la Seine.
N'ayant pas suffisamment de cars, la préfecture de police avait réquisitionné des bus de la RATP pour rassembler les manifestants dans des camps de regroupement au palais des sports de la porte de Versailles et de Vincennes, au gymnase Japy. Une partie de ceux qui ont été inculpés a été expulsée vers l'Algérie. La presse a annoncé le lendemain, plus de 7500 arrestations, deux morts, quelques dizaines de blessés: c'est dire l'ampleur de la manifestation. L'ouvrage de Jean-Luc Einaudi estime le nombre des victimes à un minimum de 200 effectivement retrouvées. C'est le plus grand massacre pratiqué en France par la police depuis la Commune de Paris.
- Vous étiez alors syndicaliste CGT à Renault Billancourt où travaillaient de nombreux immigrés Algériens. Comment ont-ils réagi ?
H. Benoît - Chez Renault travaillaient plus de 40000 personnes, dont 4000 Algériens. En 1956, la structure du FLN chez Renault constituait surtout, en liaison avec les structures de quartier, à faire verser la cotisation au FLN. Je peux personnellement témoigner que lorsque la grève de huit jours organisée en Algérie en juillet 1956, celle-ci a été effective chez Renault dans les fonderies et dans tous les lieux où était regroupé l'essentiel de la main d'uvre maghrébine (en particulier dans l'île Seguin), y compris les Marocains qui avaient entamé une lutte pour l'indépendance qu'ils venaient de gagner. Cela a d'ailleurs donné lieu au sein de la CGT à des affrontements très durs car les ouvriers algériens jugeaient que la solidarité des travailleurs français et particulièrement du syndicat aurait dû se manifester à cette occasion. Bien avant le 17 octobre, les militants algériens de Renault voulaient agir par rapport aux contrôles violents et systématiques des populations immigrées, aux arrestations et aux morts nombreux depuis le début de l'année.
En ce qui me concerne, j'avais monté avec des camarades un comité pour la paix en Algérie, qui n'avait d'ailleurs rien à voir avec le Mouvement pour la paix contrôlé par le PC qui ne faisait aucune référence à l'indépendance comme condition de cette paix. Il regroupait quelques dizaines de personnes. Notre action consistait à informer par tracts les ouvriers de Renault des raisons de l'insurrection et de la nécessaire indépendance. Il y avait à l'époque des membres du comité d'entreprise de Renault et de l'usine qui étaient en prison à Frênes et à la petite Roquette. Nous avions donc constitué un comité pour l'aide aux emprisonnés dont l'objectif était de mettre en place des réseaux de mandats dans l'ensemble des bureaux de poste de la région parisienne. Et pour les Français incarcérés pour avoir apporté une aide aux Algériens, nous avions monté un autre comité.
- Quelle a été l'attitude de la gauche avant, pendant et après ces événements?
H. Benoît - Elle avait une attitude paternaliste à l'égard des mouvements qui surgissaient dans les différentes colonies ou de l'émigration. Les socialistes défendaient l'"Algérie française". Quant aux députés communistes, ils ont voté les pouvoirs spéciaux au premier ministre socialiste Guy Mollet en mars 1956, ce qui signifiait soutenir l'intensification de l'effort de guerre en Algérie et la mobilisation de jeunes du contingent français pour participer aux actions de pacification. Cela a d'ailleurs donné lieu à de nombreuses manifestations ou blocage de trains de jeunes maintenus sous les drapeaux au-delà de la durée légale et de jeunes rappelés pour aller faire une guerre qui n'était pas la leur. Après ce vote, ces jeunes ont eu le sentiment d'avoir été abandonnés. Chez Renault, une grande partie des Algériens s'est engagée dans la constitution du FLN chez Renault le 28 avril 1956.
Propos recueillis par Pauline Terminière
1. Bâton de 1,50 m utilisé pour réprimer les manifestations.
Rouge 11 octobre 2001