La "démocratisation" du Congo-Brazzaville a déjà dix ans. Une décennie marquée par la guerre civile permanente : trois guerres en sept ans. Pour certains "spécialistes de l'Afrique" il s'agit de guerres ethniques : atavisme ou archaïsme, obstacle à la modernisation du Congo-Brazzaville (modernisation signifiant, faut-il le rappeler, conformité à la mondialisation néolibérale). Mais cette guerre civile "ethnique" permanente peut aussi être comprise comme une réalité locale de la dite modernisation.
Par Jean Nanga*
Congo (Brazzaville), 2003
Multipartisme, stade suprême du tribalisme [1]
La réalité politique congolaise confirme cette formule. Depuis la fin du monopartisme, médiatiquement sifflé par le sommet franco-africain de La Baule, le multipartisme y est très ethniquement marqué. On peut parler de déconcentration du monopartisme : entreprise de réalisation de monopartismes ethniques/régionaux, néanmoins limitées à des étouffantes hégémonies, par l'existence de micro ethnismes et de stratégies individuelles. Ainsi les plus grands partis sont les plus habiles en cette entreprise. Se sont donc affirmés les principaux partis à l'issue des premières élections dites démocratiques (1992), dans l'ordre :
L'Union panafricaine pour la démocratie sociale (UPADS) de Pascal Lissouba (un vieux routier, qui a collaboré au cabinet de Youlou, puis a été Premier ministre de Massamba-Débat et membre de la direction du PCT, puis exilé à la fin des années 1970), élu président de la République au suffrage universel direct [2]. Ce parti est alors quasi-exclusif dans trois régions voisines (Niari, Bouenza, Lekoumou, appelées aussi "Nibolek" ou Pays du Niari), parmi les cinq régions du Sud-Congo et les dix que compte le Congo.
Le Mouvement congolais pour la démocratie et le développement intégral (MCDDI) de Bernard Kolélas, vaincu par Lissouba au deuxième tour de la présidentielle de 1998 (Kolélas a été dirigeant de la jeunesse de l'UDDIA, c'est le seul des principaux protagonistes à n'avoir été ni au MNR, ni au PCT ; il a connu souvent la prison). Son fief, c'est la région du Pool, adossée à Brazzaville et dont les ressortissants constituent "l'ethnie" la plus nombreuse du Congo.
Le Parti congolais du travail (PCT) de Denis Sassou N'guesso, chef d'État de 1979 à 1992. Ex-Parti-État pendant des décennies avec une hégémonie interne des Congolais du Nord. Son fief, c'est le Nord-Congo (cinq régions, constituant le Centre et le Nord proprement dit).
Le Rassemblement pour la démocratie et le progrès social (RDPS) de Jean-Pierre Thystère Tchicaya. Son fief, c'est la région du Kouilou, incluant la capitale économique et pétrolière Pointe Noire, dans le Sud-Congo.
Le Rassemblement pour la démocratie et le développement (RDD) de Joachim Yombhi Opanghault, chef d'État de 1977 à 1979. Ce parti, principal allié de l'UPADS dans le Nord, y est le principal adversaire du PCT.
La vie politique est, en général, faite d'alliances et de ruptures entre les principaux partis. Elle comporte également des coalitions autour des trois premiers (disposant de milices privées) et des fractions de l'Armée nationale, à l'origine de nettoyages ethniques, pillages, viols, actes incestueux, massacres. Ces alliances ou coalitions sont pluriethniques/plurirégionales, sans homogénéité nordiste ou sudiste. En une décennie de "démocratisation" toutes le combinaisons possibles ont été réalisées (UPADS et PCT contre MCDDI ; MCDDI et PCT contre UPADS ; UPADS-MCDDI contre PCT). Par ailleurs, aucun parti n'est homogène, absolument monolithique ou mono-régional, car tous ont un discours public nationalitaire (anti-tribaliste, anti-régionaliste…) qui rencontre la naïveté des uns ou l'opportunisme des autres. Chaque parti peut ainsi exhiber des militant(e)s prouvant son hétérogénéité ethnique/régionale. Mais il s'agit d'une feuille de vigne étriquée.
L'appartenance ethnique comme discriminant politique n'est pas une nouveauté. C'est un héritage de la période… coloniale. En effet, le premier multipartisme indigène consécutif à la Conférence des gouverneurs coloniaux français, dite Conférence de Brazzaville (1944), a produit à partir de 1946 un bipartisme coïncidant avec le clivage géographique Nord-Sud. D'un côté le Mouvement socialiste africain (MSA, fédération locale de la SFIO) dirigé par Jacques Opangault, ressortissant de la région de la Cuvette, dans le Nord-Congo. De l'autre, le Parti progressiste congolais (PPC, apparenté parlementaire au PCF à l'Assemblée française), dirigé par Jean-Félix Tchicaya (député du Moyen-Congo) ressortissant du Kouilou dans le Sud-Congo.
Ancrage à gauche des deux partis. Mais l'absence de tradition politique moderne et la faiblesse de la conscience sociale des colonisés ont fait prédominer la dimension régionale/ethnique. La situation est devenue plus critique avec le changement de bipolarité. Car la naissance de l'Union démocratique pour la défense des intérêts africains (UDDIA), dirigée par l'abbé Fulbert Youlou, ressortissant du Pool, dans le sud-est, a entraîné l'affaiblissement du PPC (relégué au sud-ouest). Le clivage géographique est conservé avec le face-à-face MSA-UDDIA. Mais le clivage Nord-Sud est aussi devenu le clivage gauche-droite. Et la marche vers le néocolonialisme va aggraver l'adversité. Jusqu'au pire. Ainsi au lendemain du Référendum français de 1958 (naissance de la Ve République, incluant l'autonomie des colonies : la "Communauté franco-africaine") la rivalité entre les deux partis/leaders pour la direction du gouvernement autonome aboutit à la guerre civile de 1959, évidemment mémorisée comme une guerre entre les "bakongos" ou sudistes et les "mbochis" ou "bangalas" nordistes. Une mémoire alimentée par l'histoire politique du Congo "indépendant" divisible en périodes d'hégémonie ethnique/régionale :
- sudiste de 1960 à 1968, présidences de Youlou puis Massamba Débat, tous deux du Pool ;
- nordiste, de 1971 à 1990, présidences de Marien Ngouabi, puis Yombhi Opanghault et enfin Sassou N'guesso, tous trois de la Cuvette.
Un quart de siècle de monopartisme n'a favorisé que l'expression de l'ethnisme régionaliste concentré, celui de la fraction hégémonique du parti unique. Alors le retour du multipartisme, nourri de frustrations et de ressentiments, le contexte idéologique mondial ("mort du communisme", "fin des idéologies") aidant, a produit non plus le bipartisme, mais une prolifération de partis se voulant uniques régionalement/ethniquement, habiles à produire des guerres civiles ainsi marquées. Mais que le multipartisme ait jusqu'à présent entraîné la guerre civile ne signifie nullement qu'il s'agisse d'un archaïsme, d'un héritage de la période coloniale. Car, par exemple, aucune des guerres ne renvoie à la mémoire pré-coloniale, pré-conquête.
Ethnisme : du colonialisme au néocolonialisme
Cet ethnisme, dimension de la réalité congolaise, ne peut être compris en faisant abstraction de la fabrication française du Congo, de la domination coloniale puis néocoloniale. Le clivage Nord-Sud, considéré majeur politiquement, n'est pas sans rapport avec la modernisation inégale du territoire (congolais) colonial. D'un côté le Sud, tiers de la superficie, mais plus peuplé, "privilégié" : avec exploitation forestière, entreprises commerciales et financières, chemins de fer, port maritime, centres urbains, électricité, adduction d'eau potable, petite industrie, davantage d'infrastructures scolaires et sanitaires… De l'autre, le Nord, comprenant les deux tiers du territoire, moins peuplé, très défavorisé en structures modernes. L'exode du Nord vers le Sud étant presque imposé comme passage obligé à la "modernité" coloniale. De quoi produire des complexes de supériorité d'une part et des frustrations de l'autre. Le colonialisme étant vécu comme une hiérarchie naturelle (supériorité de la "race" blanche sur la noire), les colonisés n'ont pu en éviter la reproduction caricaturale entre eux. La hiérarchie indigène est établie relativement à la marque, à l'importance de la "modernité" coloniale dans l'espace régional/ethnique. Voire dans les traditions, vu la quasi-coincidence du Sud-Congo avec une partie de l'ancien royaume Kongo (alors étendu aussi sur une partie de l'actuel territoire angolais et de l'actuel Congo démocratique, ex-Zaïre) christianisé à partir du XVe siècle par les conquérants portugais. Cette christianisation dominatrice, voire meurtrière, est encore vécue par une grande partie de l'élite du Sud comme une marque de supériorité ethnique voire d'élection ou de bénédiction divine. L'actuel Nord-Congo étant considéré animiste, païen jusqu'à la christianisation coloniale française (XIXe siècle).
Il va presque de soi que l'autorité coloniale n'avait aucun intérêt à remédier à cette reproduction de sa hiérarchisation, articulée avec des préjugés entre populations réunies par une dynamique exogène. Le contraire aurait favorisé le développement de la conscience nationale anticolonialiste. Ainsi cette hiérarchisation a été entretenue avec la production ethnologique des "spécificités africaines", naturalisation ou essentialisation de caractéristiques historiques, de solidarités ethniques urbaines, forme élémentaire et dominante de la conscience sociale dans les centres urbains aux rapports sociaux beaucoup plus complexes qu'en milieu rural dit traditionnel. Un efficace étouffoir de la conscience anticolonialiste radicale, organisée, de la conscience prolétarienne.
Jean-Félix Tchicaya, dont la conscience débordait le régionalisme, en tant que principal animateur de l'aile progressiste parlementaire du panafricaniste Rassemblement démocratique africain (RDA), a été victime du colonialisme. Au profit de Fulbert Youlou, habile à instrumentaliser l'ethnicité urbaine, coopté par Houphouet Boigny (chef du RDA) comme représentant congolais du RDA devenu cogestionnaire allègre du colonialisme, avec la Loi-Cadre Défense (1956). Autre victime, Jacques Opangault. La victoire de son MSA sur l'UDDIA aux élections législatives de 1957 est considérée comme anormale par le parti colonial, parce que le MSA vu l'affaiblissement organisé du PPC, est devenu le porte-parole de la gauche, très lié au mouvement syndical. Sa présence à la tête du premier gouvernement autonome est intolérable, malgré son horizon réformiste et le colonialisme de la SFIO. D'où le coup d'État parlementaire ayant entraîné la guerre civile de janvier-février 1959, pendant laquelle la force publique coloniale s'est illustrée par une indifférence cachant mal son parti-pris pour le nouveau chef du gouvernement autonome Fulbert Youlou dont les nervis avaient l'avantage dans les quartiers [3].
Il s'agissait donc d'un nouvel état néocolonial : la République du Congo, membre de la Communauté coloniale française depuis novembre 1958, héritier légitime de la violence du pouvoir colonial, « tête de pont dans une civilisation de la barbarie » [4]. La violence néocoloniale prouve l'assimilation de la leçon par l'élite politique colonisée, aussi bien par la fraction Youlou que par celle d'Opangault (toutes deux, par ailleurs, partisanes de la Communauté contre l'indépendance). De là leur réconciliation, sous la forme d'une collaboration gouvernementale subordonnée et oscillante d'Opangault, jusqu'au renversement du régime Youlou en 1963 par une insurrection populaire transethnique, coordonnée par les syndicats, expression d'une réconciliation nationale populaire, alimentée aussi par la politique répressive menée sans distinction ethnique par le régime Youlou.
En effet, quelques mois après la guerre civile, en juin 1959, sont sévèrement réprimés (destruction des biens, tabassages meurtriers, déportation au Nord…) des matsouanistes [5], coupables d'avoir mis des osselets plutôt que des bulletins dans les urnes pendant les législatives de juin 1959, exprimant ainsi leur conscience de l'instrumentalisation électoraliste de la mémoire d'André Matsoua par Youlou. Malgré la victoire de ce dernier, ses corégionaux, les matsouanistes, sont réprimés car l'ordre néocolonial ne doit pas être contesté. La communauté d'appartenance ethnique/régionale étant dans ce cas sans importance, voire à l'origine d'une plus sévère répression, car considérée comme une trahison. Ce fut pareil lors du pseudo « complot communiste » dont sont accusés en mai 1960 des dirigeants des syndicats et de la jeunesse, jetés en prison malgré la coethnicité de l'écrasante majorité avec Youlou : s'exprimait ainsi la supériorité des intérêts de classe (pro-capitalistes) sur la communauté d'appartenance ethnique/régionale. Ainsi, en retour s'explique la surdité du peuple du quartier Bacongo (principal fief de Youlou à Brazzaville) à l'appel de Youlou, en lari (langue urbaine des ressortissants du Pool), pendant le mouvement insurrectionnel d'août 1963. Les trois martyrs de l'insurrections étaient d'ailleurs ressortissants du Pool. L'oligarchisme du régime et son projet d'institution du monopartisme n'ont pas eu l'approbation populaire des corégionaux de Youlou, malgré son évidente hégémonie ethnique/régionale dans l'appareil d'État. La clarté de la divergence des intérêts entre gouvernants et gouvernés a produit une unité nationale populaire, malgré l'usage par Youlou du « complot nordiste » comme épouvantail.
Ethnisme monopartite
Le règne de Youlou peut être considéré comme la continuation de la gestion de l'ordre ethnique structuré par le pouvoir colonial, pour la reproduction de sa domination. Le régime populiste, issu de l'insurrection de 1963, présidé par Massamba-Débat, au contraire a par sa source de légitimité fait preuve, pendant les premières années, d'anti-ethnisme consacré par l'institution quasi consensuelle du monopartisme, considéré comme facteur d'unité nationale. Mais vu son éclectisme idéologique (libéraux, socialistes bantous, socialistes marxisants… y coexistent) le parti unique Mouvement national de la Révolution (MNR) n'a pu éviter la lutte pour l'hégémonie en son sein, donc au sein de l'appareil d'État, demeuré néocolonial malgré le discours nationaliste et l'existence d'un secteur économique d'État. Ainsi la crise de 1966 a ramené l'ethnisme à la surface du MNR. Crise dénouée par le coup d'État de 1968 perpétré contre la fraction Massamba-Débat accusée d'orientation droitière et ethniste par l'alliance éclectique de l'aile gauche du MNR, de sa jeunesse (JMNR), de l'armée et de la bureaucratie nordiste.
Cette unité nationale bureaucratique et éclectique porte à la tête de l'État le capitaine Marien Ngouabi, récemment persécuté par Massamba-Débat. C'est non seulement le passage à la présidence de la république d'un civil à un militaire, mais aussi d'un "sudiste" à un "nordiste". Car Ngouabi est un kouyou, ethnie voisine de l'ethnie mbochi (de Jacques Opangault) dans la région de la Cuvette. Et assez vite cette présence de Ngouabi a la tête de l'État est transformée en hégémonie nordiste gérée par le nouveau parti unique, le Parti congolais du travail (PCT, officiellement marxiste-léniniste) de 1971/72 à 1990. Hégémonie acquise, conservée et renforcée aussi bien par la répression des fractions externes au PCT que des fractions internes. Les conflits entre fractions bureaucratiques du PCT étant même très violentes et presque toujours ethniquement marquées. Exception faite de la toute première dissidence publique, la tentative de putsch (1972) de l'aile gauche du PCT (l'ex-aile gauche radicale du MNR) voulant sauver le processus considéré comme révolutionnaire de la « dérive droitière et tribaliste ». Putsch transformée après son échec en un mouvement armé guévariste, le M 22 qui sera décimé après un an de maquis. La diversité ethnique/régionale du M 22 n'y a pas favorisé la division. Malgré les tentatives menées par la fraction hégémonique en direction de ses co-régionaux impliqués dans le maquis. Ainsi, l'assassinat - après arrestation et livraison par Mobutu (président du Zaïre voisin) aux autorités de Brazzaville - des dirigeants du M 22 (Diawara-Bidié, un Congolais de père malien et de mère congolaise du Pool, Ikoko, ressortissant de la Cuvette, Bakakolo, du Pool, Olouka, de la Cuvette…) est le moins conservé par la mémoire populaire, le moins évoqué par l'élite. Leur anti-tribalisme pratique, leur marxisme radicalisé théoriquement dans le maquis restent gênants.
Par la suite, l'hégémonie nordiste s'est consolidée par l'assassinat de Ngouabi (1977) coupable d'avoir, entre autres, tendu la main à son prédécesseur Massamba-Débat (subséquemment assassiné) pour trouver une solution à la crise de l'État congolais consécutive au contre-choc pétrolier. Son remplaçant, Joachim Yombhi Opanghault, officier et kouyou comme lui, est à son tour renversé en 1979 par Denis Sassou N'guesso, également officier mais mbochi. Celui-ci va demeurer garant de l'hégémonie nordiste de 1977 à 1990. Cette hégémonie passant, à partir du contre-choc pétrolier, du régionalisme au clanisme est l'expression d'une crise de légitimité au sein du parti-État et du reste de la société, crise ayant abouti à la « démocratisation ».
Cette hégémonie nordiste a aussi développé - mais non produit - un ethnisme social, comme solution à l'inégalité du développement du territoire hérité de la colonisation, reproduit par les premiers régimes néocoloniaux. Non sous la forme d'une « modernisation » accélérée du Nord-Congo, mais d'un favoritisme dans les centres urbains (essentiellement au Sud), dans les structures politico-administratives et économiques. Ainsi, en plus du vécu fantasmatique du pouvoir par identification à l'hégémonie réelle des co-ethniques/co-régionaux, les "nordistes" sont favorisés dans les nominations étatiques privilégiées (administration civile, militaire, entreprises d'État…), dans l'attribution des bourses d'études supérieures à l'étranger (accumulation des cadres pour la reproduction de l'hégémonie dans l'appareil d'État), dans l'embauche dans la fonction publique et les entreprises d'État [6], dans l'attribution des marchés de l'État, de gré à gré aux entrepreneurs privés, dans l'attribution des logements… Pratique ne pouvant favoriser le développement de la conscience de classe, sa prédominance sur la conscience ethnique, mais favorisant plutôt des frustrations parmi les "sudistes" et ce malgré la pratique du clientélisme ethnique/régional par les fractions bureaucratiques du Sud (dominées au sein du parti-État).
Cet élargissement de la base du pouvoir se réalise aisément en période de prospérité (deuxième choc pétrolier), mais est mis à mal en période de vaches maigres (contre-choc pétrolier, ajustement structurel néolibéral). Avec la faillite des entreprises d'État, la cessation officielle du recrutement par la Fonction publique, la colossale dette extérieure… à partir du milieu des années 1980, il y a rétrécissement de la base clientéliste du pouvoir. L'hégémonie se clanise. Le régime devient plus policier car les revendications sociales deviennent audibles et visibles. Dés fédérations syndicales expriment des critiques à l'égard de la centrale unique, la Confédération syndicale congolaise (CSC), inféodée au parti-État. Élèves, étudiants et diplômés sans emploi manifestent leur désapprobation de la politique sociale imposée par les institutions issues de Bretton Woods. Des exclus du système scolaire et des diplômés sans emploi vont devenir quelques années après miliciens… Des fractions dominées du parti-État prennent le train des revendications démocratiques, de plus en plus populaires hors du parti comme presque partout en Afrique. Car le multipartisme est souvent compris, tant par les fractions dissidentes du PCT que par des fractions externes au PCT, comme la meilleure opportunité d'instrumentalisation de l'ethnisme/régionalisme. Surtout que le multipartisme s'accompagne de libéralisme économique ou plutôt le multipartisme auréole la néolibaralisation.
Oligarchie ethnicisée
Malgré l'apparence, l'ethnisme n'est pas la caractéristique fondamentale de la "classe politique" congolaise. Il s'agit d'une instrumentalisation politicienne du sentiment ethnique, de la solidarité ethnique urbaine (dans un pays où plus de 50 % de la population vit dans les deux principales villes, le tiers de la population dans la capitale Brazzaville) et des divers complexes historiquement acquis. C'est un moyen d'accès au pouvoir, de sa conservation ou de sa consolidation. Le contrôle du pouvoir d'État étant une occasion d'enrichissement, d'accumulation primitive du capital, voire, avec le néolibéralisme, de participation privilégiée à la libéralisation du marché et à la privatisation des entreprises d'État. Ainsi, en 1972 déjà, dans son testament politique, "l'Autocritique", le M 22 a défini la direction du parti-État (PCT) comme une « oligarchie bureaucratico-militaro-tribaliste » (Obumitri). L'oligarchisme considéré fondamental est, pour mémoire, défini par le philosophe antique grec Aristote comme un régime dans lequel les gouvernants « partagent la fortune publique sans tenir compte du mérite (…) se réservent tous les biens ou la plupart d'entre eux ; ce sont toujours les mêmes qui occupent les magistratures, car s'enrichir constitue la préoccupation essentielle. Le pouvoir se trouve donc aux mains d'un petit nombre et les coquins tiennent la place que devraient occuper les gens les plus qualifiés » [7]. Telle est la réalité de tous les régimes congolais, de 1960 à nos jours, exception faite de celui de Massamba-Débat. Youlou est chassé du pouvoir aux cris de « Youlou a tout volé ! ». Partisan du capitalisme [8], il devient au pouvoir propriétaire de l'un des deux principaux hôtels de luxe de Brazzaville et d'autres biens (financiers, immobiliers…), et s'affuble de soutanes griffées d'un prestigieux couturier parisien… L'enrichissement des membres du gouvernement est résumé par l'anecdote de son ministre de l'Éducation répliquant à ceux qui se moquaient de lui par « Je suis vilain, mais l'argent me rend beau ! » Cependant l'oligarchisme est limité sous ce premier régime par le contrôle métropolitain des finances congolaises : en l'absence de Trésor public national, le Trésor public français prend en charge le déficit budgétaire congolais malgré l'indépendance proclamée (non sans intérêt géopolitique et économique - le bois congolais). Ceci n'est plus le cas sous Massamba-Débat dont le régime se dote d'un Trésor public national et d'un secteur économique d'État - par keynésianisme, surnommé « socialisme bantou » - assez bien géré les premières années, avant de devenir la poule aux œufs d'or de la bureaucratie, surtout sous les régimes du PCT, par ailleurs pourvus de la rente pétrolière.
A partir de 1972, le Congo entre dans son ère pétrolière. L'enrichissement des dignitaires du parti-État et de leurs proches devient au fil des ans plus ostentatoire. Surgissent des entrepreneurs privés nationaux, prête-noms le plus souvent, vivant des marchés d'État, habiles à surfacturer des services, des ouvrages souvent inachevés, bénéficiant des crédits bancaires non remboursés et de l'impunité : une petite bourgeoisie, plutôt niaisement consumériste qu'ingénieuse, sangsue du Trésor public. Oligarchisme impuni, culminant dans le premier Plan quinquennal (1982-1986), géré pis qu'une épicerie familiale locale. C'est un flagrant échec dès sa deuxième année malgré le boom pétrolier, conduisant à l'endettement colossal. Cet oligarchisme, est facteur, entre autres, de l'entrée en « ajustement structurel », avec sa dégradation inévitable de la situation sociale des salariés, et surtout des fonctionnaires et agents des entreprises d'État en faillite ou sous perfusion financière continue, gérées avec tant de gabegie [9].
C'est cet oligarchisme qui est contesté de façon populaire, depuis la grève des lycéens de novembre 1985 [10] jusqu'à la grève générale des travailleurs de septembre 1990 pour la convocation de la Conférence nationale souveraine (CNS), censée réorganiser la société de façon anti-oligarchique, démocratique. Pour le peuple travailleur, la jeunesse scolarisée, estudiantine et sans emploi, cela signifie « démocratie sociale ». Alors que pour la majorité écrasante des participants à la CNS - partis politiques et « société civile » confondus - il s'agit d'en finir avec l'oligarchisme exclusif, de passer à un oligarchisme inclusif, par l'accès de toutes les fractions politiciennes à quelque sphère du pouvoir (exécutif, parlementaire, municipal…). Car, vu l'orientation néolibérale, toute position de pouvoir ne peut que faire devenir entrepreneur privé, opérateur économique ou actionnaire. Même si le contrôle de l'exécutif est considéré préférable car il garantit l'accès à la gestion de la rente pétrolière en période de croissance prévue de la production. Les fractions dominées du PCT et celles exclues du monopartisme ne cachent pas leur ressentiment à l'égard de la fraction hégémonique du PCT. Cette dernière risque en effet d'être la principale bénéficiaire locale des privatisations et de la libéralisation, parce qu'elle a déjà pu accumuler massivement.
C'est cet appétit oligarchique qui rythme les alliances et les ruptures d'alliance, et qui, dans le nouveau contexte, n'hésite pas à enflammer quartiers, villages et villes. Ainsi, dès la période de transition post-CNS, des collaborateurs du premier ministre, chef du gouvernement élu par la CNS, André Milongo (un administrateur retraité de la Banque Mondiale), s'enrichissent rapidement. Mais leur voracité est atténuée par la quasi-asphyxie financière de l'État congolais par son principal rentier (60 % des recettes) ELF, qui boycotte l'audit de sa succursale locale (ELF-Congo, avec participation minoritaire de l'État congolais) exigée par la CNS. Les « aides » sont gelées par les habituels « donateurs » sur recommandation des institutions de Bretton Woods, qui attendent les signaux de néolibéralisation pratique. La déclaration du patrimoine disposée par l'Acte fondamental de la transition, adopté par la CNS, atténue aussi cette voracité. Il s'agit d'une disposition imposée par une minorité de partis et d'associations de la « société civile » qui ont profité de la retransmission télévisée en direct des débats et pu faire ainsi peser sur eux la sensibilité du peuple téléspectateur aux conséquences sociales de la gabegie monopartiste lors du rapport de la Commission des biens mal acquis. Disposition qui fut reprise dans la Constitution adoptée par référendum pendant ladite Transition. Cette Constitution va être foulée aux pieds par le régime Lissouba, abusant de sa légitimité électorale. C'est ainsi sans scrupules que le premier ministre et ex-chef d'État, Joachim Yombhi Opanghault, et son ministre de l'économie et des finances, Nguila Moungounga-Nkombo, incitent à l'enrichissement par l'initiative économique privée, alors qu'ils réalisent leur accumulation au dépens d'un Trésor public déjà grevé par le service de la dette héritée du régime monopartistes et ne contrôlant pas les nouveaux emprunts, presque patrimonialement gérés par la clique de Lissouba. Ministres, parlementaires, préfets, maires, conseillers… jouissent de privilèges exorbitants, favorisant l'investissement privé dans l'immobilier, le transport urbain, voire dans le transport aérien. Ceci avec recours habituel aux prête-noms, de préférence non-congolais. Pendant ce temps les fonctionnaires ne perçoivent qu'un salaire mensuel tous les 2 ou 3 mois.
Ces privilèges sont source de discorde dans la mouvance présidentielle par leur inégalité. Discordes clanisées, ethnicisées, régionalisées. D'où, par exemple, la rivalité entre Mireille Lissouba (fille de son père et conseillère) et Nguila Mougounga-Nkombo au sein du Comité de supervision de la privatisation, perçue comme l'expression de la discorde entre le clan Mzabi (ethnie de Lissouba) et le clan Bembé (ethnie de Mougounga-Nkombo) considéré hégémonique dans l'UPADS. Privilèges source de discorde aussi dans l'ensemble de la « classe politique » oligarchiste, l'opposition supportant mal son exclusion du festin. C'est la raison endogène du sacrifice de milliers de Congolais pendant les guerres civiles de 1993 et de 1997. La fraction Lissouba y lutte pour la conservation de sa situation privilégiée, l'opposition pour y accéder. Officiellement n° 1 de l'opposition et maire de Brazzaville, avec représentation au Gouvernement d'union nationale post-guerre de 1993-1994, Kolélas n'ayant pas accès aux fonds de son n° 2 Sassou N'guesso, choisit entre les deux guerres d'être en même temps l'allié clandestin de Lissouba. Ce dernier pourvoit ainsi la mairie de Brazzaville en fonds (gérés comme une épicerie dont le principal fournisseur n'est autre que la famille Kolélas). Médiateur national de la guerre de 1997, il a fini dernier Premier ministre de Lissouba, à la veille de la victoire militaire de Sassou N'guesso. Ainsi, après la guerre « inter-sudiste » entre miliciens et militaires de Lissouba et miliciens de Kolélas (appuyés par ceux de Sassou N'guesso) en 1993-1994, on a vu apparaître une alliance sudiste cachant mal la volonté de barrer la route du palais présidentiel à Sassou N'guesso, candidat à l'élection présidentielle d'août 1997. Il s'agissait surtout d'empêcher Sassou N'guesso d'être le maître de cérémonie au moment de l'extension prévue du champ pétrolier et de la néolibéralisation exigée par les bailleurs de fonds.
La fraction Sassou N'guesso, dite Forces démocratiques unies (FDU) sous hégémonie du PCT, bien qu'ayant exclusivement accumulé sous le monopartisme et investi aussi bien au Congo qu'à l'extérieur, ne s'est pas désintéressée des perspectives pétrolières, de la libéralisation du marché et des privatisations des entreprises publiques. Jusqu'à très habilement préparer et gagner la guerre de 1997. Ainsi, après sa victoire sur l'Espace républicain pour la défense de la démocratie et l'unité nationale (ERDDUN), alliance publiquement assumée de Lissouba et Kolélas, la fraction Sassou N'guesso s'est remise à l'oligarchisme sans vergogne. Il va de soi que, comme leurs compères et rivaux vaincus, les dignitaires des FDU n'ont pas déclaré leur patrimoine en prenant les rênes de l'État, après avoir fustigé, à juste titre, la gestion gabegique de la fraction Lissouba.
Le clan Sassou N'guesso ne cesse d'étendre sa toile économique, localement du moins, l'investissement à l'extérieur étant plus opaque : téléphonie mobile (raison majeure de la non-exploitation de celle-ci par l'Office national des Postes et Télécommunications, d'ailleurs unique fournisseur des réseaux), armement maritime, participation dans le PMU local, dans la première banque privatisée, dans la société privée de sécurité, dans le transport urbain… Le tout en rendant relativement opaque le patrimoine par le recours aux prête-noms et à des partenaires étrangers. Les autres dignitaires de ladite fraction (ministres, officiers, chefs d'entreprises d'État, conseillers, préfets, maires…) s'activent à s'enrichir et à occuper l'espace économique, par tous les moyens, activités licites et illicites confondues.
La guerre civile elle-même a été une occasion pour certains chefs militaires et des milices pour pratiquer la saignée du Trésor public et pour accumuler des richesses transformables en capitaux (pillages des voitures et dépôts de marchandises dans les quartiers et les villes conquises). C'est d'ailleurs une affaire de trafic de cannabis entre ex-miliciens de Kolélas convertis à l'agriculture et le chef régional de la police nationale, considéré racketteur des premiers, qui a été le prodrome de la guerre civile 1998-1999. Un symbole.
La frénésie affairiste ou la cupidité est telle qu'à la mi juillet 2001 il a fallu sacrifier le Directeur des Douanes, une mission du FMI ayant constaté (fin juin 2001) la disparition de 75 % de recettes de ce service. Et cela un an après que le chef de l'État ait dénoncé la mafia judiciairo-financière sévissant dans la capitale économique Pointe-Noire. Une sortie considérée par certains comme une auto-flagellation, vu l'identification courante du pourfendeur à l'oligarchisme local et à la gestion quasi-privée du bien public [11]. Ce en quoi il est talonné par les fractions politiciennes adverses dont la dimension ethniste/régionaliste ne relève pas d'une quelconque nature pré-moderne de cette classe politique, mais reflète bien au contraire la réalité locale de la modernité : un néolibéralisme qui ne cesse en rien d'être néocolonial.
Néocolonialisme néolibéral
Cet oligarchisme n'est pas extérieur au développement du capitalisme, international par nature, car l'intégration du Congo dans l'économie mondiale ou en mondialisation capitaliste n'est pas à venir. Le Congo étant un produit de la civilisation capitaliste à la constitution de laquelle il est lié depuis le XVIe siècle, de l'esclavage au pillage en passant par la fourniture de la chair à canon des guerres mondiales et coloniales. L'indépendance octroyée en 1960 n'a été que métamorphose de la participation à la civilisation capitaliste, le passage au néocolonialisme compris comme une articulation hiérarchisée des intérêts du capital métropolitain et de l'élite locale jouissant d'une autonomie relative.
Ce fut donc un maintien complexifié du « circuit de bons services et de complicités » [12] hérité de la période coloniale. Ainsi pendant les premières années d'indépendance l'État congolais entretient des rapports particuliers avec la Compagnie française d'Afrique de l'Ouest [13]. Et l'abbé Fulbert Youlou est l'un des amis africains de Jacques Foccart [14]. L'oligarchisme du régime Youlou dénoncé par les insurgés a bénéficié de la complaisance de l'État français dont le Trésor public ordonnançait le budget de l'État congolais "indépendant" et dépourvu d'un Trésor public. Complaisance s'expliquant par l'importance du profit réalisé par le capital français au Congo, principal importateur et exportateur, du bois surtout, ressource essentielle avant l'exploitation pétrolière.
Cette complicité néocoloniale est atténuée par l'oscillante volonté de souveraineté nationale effective sous Massamba-Débat, puis Ngouabi, caractérisée par la nationalisation de certaines entreprises françaises. Mais elle redevient vivace avec la transformation du Congo en république pétrolière, à partir de 1973. Ainsi, malgré le « socialisme scientifique » proclamé, ELF Acquitaine, secondé par Agip, exerce une quasi évidente souveraineté sur l'État congolais. Le Trésor public congolais dépend à 60 % des deux compagnies pétrolières. Sassou N'guesso et Jacques Chirac développent leur « amitié ». L'intérêt pétrolier rythme la vie politique au Congo : de l'assassinat des leaders du M 22 (prônant un anticolonialisme radical au moment où débute l'exploitation du premier gisement pétrolier "Émeraude") au retour au pouvoir de Sassou N'guesso en 1997 (début de l'exploitation des très riches gisement "Nkossa" et "Kitina"), en passant par l'assassinat de Marien Ngouabi (le jour même de l'ouverture des négociations entre ELF et l'État congolais sur la révision du contrat pétrolier considéré comme défavorable à la partie congolaise), et la victoire électorale de Lissouba en 1992 (qui a bénéficié du soutien financier et logistique - hélicoptère de campagne - d'ELF et du report des voix de Sassou N'guesso au second tour).
Lissouba sera par la suite considéré comme coupable d'ingratitude, caractérisée par sa revendication de la révision du contrat pétrolier. Cette révision, obtenue en 1994 - après que les divergences avec ELF aient amené ses amis locaux à provoquer la guerre civile de 1993-1994 - conduira au désengagement de l'État congolais d'ELF-Congo, entreprise « mixte » devenue ainsi propriété exclusive d'ELF Acquitaine (puis d'ELF-Total-Fina). Lissouba n'a pas hésité à afficher ses sympathies pour le capital anglo-saxon, jusqu'à prendre pour lobbyistes des cabinets d'affaires états-uniens, dont celui de l'ex-sous-secrétaire d'État aux affaires africaines Hermann Cohen. Le capital français - principal fournisseur et rentier - s'est estimé menacé lors de la première tentative de privatisations, les groupes anglo-saxons apparaissant en position favorable dans l'acquisition des marchés (Rotek face à EDF-GEC Alsthom pour la rénovation des centrales et des transformateurs électriques ; Portuet face au Port autonome du Havre pour la modernisation du port de Pointe-Noire…). Le Bulletin de la Coopération Française [15] dressera la liste des entreprises françaises engagées dans la néolibéralisation du Congo : Alcatel, Bolloré, BTP, CFAO, France-Telecom, Paribas, Rothschild, Total…
La plus grande ouverture du marché congolais et partant la possibilité de diversification des partenaires en ces temps de néolibéralisation, promue aussi par le capital français, est considérée paradoxalement par ce dernier comme un crime d'infidélité de son pré carré. L'État français intervient. Devant l'éventualité d'une nouvelle victoire électorale de Lissouba en août 1997, considérée comme défavorable au capital français et aux pétroliers français en particulier, Jacques Chirac se rend à Brazzaville. Quelques mois après une nouvelle guerre civile s'achèvera par la victoire de Sassou N'guesso. La contribution française à cette victoire, voire au déclenchement de la guerre, a été assumée publiquement par Chirac lors de sa visite à Luanda (Angola) en 1998. Contribution déjà remarquée par l'activisme de l'ambassadeur de France au Congo et l'utilisation par l'armée angolaise, volant au secours de Sassou N'guesso, de la logistique d'ELF au large de Pointe-Noire. Pour Chirac, « Sassou N'guesso était l'homme de la situation », sauveur de la « démocratie » mise à mal par Lissouba. En fait, il était le meilleur complice des intérêts du capital français. Car en matière de respect des droits civiques et des libertés, de gestion gabégique, Sassou N'guesso II se révèle fidèle à lui même, pis que Lissouba. Il n'est pas étonnant que l'Élysée et Matignon aient fait la sourde oreille pendant la boucherie de 1998-1999, malgré les témoignages accablants de crimes de guerre commis par l'armée et les miliciens de Sassou N'guesso, appuyés par les mercenaires du réseau françafricain, dont des génocidaires interhamwés du Rwanda. Pendant cette guerre, encore riche en zones d'ombre [16] les intérêts français n'ont pas été touchés dans les centres urbains secondaires du Sud, pourtant gravement endommagés et pillés. Tout comme les différentes guerres n'ont jamais endommagé la capitale économique et pétrolière de Pointe-Noire (à la différence de sa voisine gabonaise, Port-Gentil, foyer des manifestations sociales). A Pointe-Noire le capital français, qui y a trop d'intérêts, veille. Partout ailleurs au Congo on peut détruire et massacrer l'indigène…
Il n'est pas étonnant aussi que le MEDEF, fidèle à la tradition cynique du capital français en Afrique, ne cesse de témoigner sa confiance à Sassou N'guesso [17]. L'ayant reçu avec pompe peu avant la guerre de 1998-1999, le MEDEF a à son tour envoyé une délégation à Brazzaville en janvier 2001, avant que ne débute le « Dialogue national sans exclusive » censé relancer la démocratisation. Marque d'impatience à la veille de la relance des privatisations des entreprises stratégiques - chaque fois stoppée jusque là par la guerre civile, mais promise cette fois-ci à la réalisation sous la pression des institutions de Bretton Woods. Le très françafricain Michel Roussin, qui conduisait la délégation du MEDEF, avait mis les points sur les "i" : « Nous voulons développer des parts de marché avec le Congo-Brazzaville et y gagner de l'argent en partenariat. Nous voulons être là au moment du redémarrage du Congo. » En réponse à l'allocution du MEDEF, Sassou N'guesso a réaffirmé son engagement néolibéral, affirmant vouloir « revitaliser le secteur bancaire en le privatisant ; libéraliser tous les secteurs concurrentiels de l'économie ; développer l'éducation en rapports avec les perspectives de l'emploi ». Le Code des investissements, déjà néolibéral par les « garanties et avantages substantiels » qu'il octroie au capital international, est appelé à être complété par « une législation et des règlements propres à stimuler davantage l'investissement privé ». D'ailleurs, le programme intérimaire post-conflit 2000-2002 (PIPC) prévoit la création des « zones de développement préférentielles intégrant des zones franches », où « il sera appliqué un régime tout à fait spécifique avec des taux insignifiants ou voisins de zéro », selon une déclaration du Ministère de l'Économie, des Finances et du Budget.
Avant le MEDEF le secteur public français avait balisé le terrain dès l'arrêt du crépitement des armes. La SNCF-International, par exemple, participe à la remise en activité du Chemin de Fer Congo-Océan (CFCO), « poumon de l'économie congolaise » et à la préparation de sa mise en concession avant fin 2002.
Il va de soi que le capital privé congolais, conscient d'être seulement un pot de terre dans la mondialisation néolibérale, entend prospérer à l'ombre de celui qui est plus aguerri en matière de gestion et d'agressivité. D'où les discours sur l'extension du « partenariat », déjà effectif dans la mafia ELF, dans celle des jeux, etc.
Absence d'alternative organisée
Que l'ethnisme congolais soit à situer dans la dynamique de la modernité, du mouvement du capital la structurant, n'est pas l'opinion la plus partagée dans ce Congo si alphabétisé, malgré la mention régulière des oligarques congolais dans les affaires mafieuses franco-africaines, relevant bien du capital réel.
« Ignorance volontaire » [18] de l'élite qui s'explique par l'identité oligarchiste de la classe politique congolaise ne se différenciant que par le facteur ethnique/régional, et par l'anti-marxisme primaire dont se nourrissent les principaux animateurs de la nébuleuse « société civile », par ailleurs liée à la classe politique. Ainsi l'opposition se limite à la critique de la mauvaise gestion de la chose publique, devenue, avec la mode néolibérale, la « mauvaise gouvernance ». La « bonne gouvernance » étant celle recommandée par les institutions de Bretton Woods, modélisation de la démocratie représentative socialement excluant pour la majorité de la zone capitaliste sous-développée. Toute critique du néocolonialisme, stigmatisée comme opération de déculpabilisation des gouvernements locaux et d'accusation sans fondements (confondant le capitalisme « bienfaiteur » dans son essence avec quelques brebis capitalistes égarées), est déclarée désuète.
Le capitalisme est devenu « l'horizon indépassable » même pour les anciens de la « gauche historique » (c'est-à-dire de la mouvance du M 22) et de l'aile gauche de l'Association des étudiants congolais (AEC, section congolaise de la Fédération des étudiants d'Afrique Noire en France, FEANF). Leur horizon stratégique est devenu la démocratisation du capitalisme, malgré certaines dénonciations du réseau françafricain. L'étapisme prédomine ainsi au sein de ladite gauche congolaise, condescendante à l'égard de "l'Autocritique" du M 22 et adaptée à l'air ethnologisé du temps. Au nom des « spécificités africaines » on s'accommode ainsi de la « décentralisation » néolibérale.
Au mieux on relève une critique des « excès » de l'ethnisme, non de son principe ; ce qui promet sa reproduction au mieux atténuée. On se souvient des reproches de Sassou N'guesso lorsqu'il était dans l'opposition à l'adresse de la fraction Lissouba alors aux gouvernes, accusé (à juste titre) de gabegie, de violation des droits, d'ethnisme… Ce qui n'a pas empêché le même Sassou N'guesso de reproduire de manière même aggravée ce qu'il reprochait à Lissouba.
Rien ne permet d'imaginer que l'actuelle opposition - qui se veut distincte des fractions Sassou N'guesso, Lissouba, Kolélas - ne reproduira pas la même chose si elle en a l'occasion. Déjà certains de ses ténors ne donnent de la voix que pour se faire davantage remarquer du généreux chef de l'État, soucieux de passer pour un démocrate non avare. Il en est ainsi des principaux dirigeants de la « rébellion armée ». Leur Conseil national de la résistance s'est révélé corrompu voire manipulé. Et le « Dialogue national sans exclusive », tenu en l'absence des principaux opposants en exil, a été l'occasion de corruption des opposants rétifs à contribuer à la légitimation de Sassou N'guesso par les élections.
Cette identité s'exprime aussi par la recherche sans discrétion de la légitimation métropolitaine par toutes les fractions (malgré les gesticulations londoniennes de Lissouba, dont le ressentiment pour ELF ne relève aucunement de l'anti-impérialisme). Car dans le capitalisme sous-développé il n'y a pas de stabilité du régime sans légitimation métropolitaine, ce qui est la leçon de la décennie de « démocratisation » africaine.
Cette « démocratisation » a aussi conduit à l'affaiblissement du syndicalisme, contribuant ainsi à la prédominance de la conscience ethniste sur celle d'appartenance de classe. Après avoir longtemps servi de courroie de transmission du parti-État, la CSC s'est amendée en jouant un rôle capital dans la convocation de la Conférence nationale souveraine (CNS) et dans son déroulement. Mais sous prétexte de pluralisme syndical elle s'est scindée en deux pendant la transition post-CNS donnant naissance à côté de la CSC maintenue à une Confédération syndicale des travailleurs du Congo (CSTC), reflétant la bipolarisation politique issue de la CNS [19]. Ces deux centrales ne se préoccupent des intérêts des travailleurs qu'au gré des intérêts bureaucratiques, politiciens, étouffant tout syndicat indépendant et agrégeant les syndicats « alimentaires », ethniquement/régionalement marqués, en prolifération.
Acquis au néolibéralisme, ce mouvement syndical promeut le « syndicalisme responsable » à coup de séminaires, articulés aux intérêts politiciens fractionnels. Le 10 juillet 2001, après près d'un mois de « négociations » (en fait de diversion et de corruption), les deux centrales syndicales ont signé un « Pacte social », garantissant la trêve sociale pour deux ans. Si les fonctionnaires n'y obtiennent rien, les délégations syndicales ont acquis de façon très intéressée la « participation des organisations syndicales au comité de privatisations » [20]. Ces représentants syndicaux espèrent sans doute y monnayer leur participation mieux qu'au cours des négociations, où les chefs de délégations ont reçu un million de francs CFA chacun et les membres huit cent mille francs CFA chacun.
Ces négociations ont suivi la grève des enseignants du public, déclenchée par la fédération nationale des travailleurs de l'enseignement du Congo (FENATREC) le 22 mai 2001, après le refus persistant et arrogant des ministres de l'Éducation nationale de rencontrer les syndicalistes. Une grève très suivie durant trois semaines, surtout à Brazzaville, malgré la désapprobation publique de la FENATREC par la direction de sa propre centrale, la CSTC, et le silence de la CSC (dont le président, Bokamba Yangouma, est un opposant politique exilé). Grève soutenue par la population (élèves, parents d'élèves et autres fonctionnaires) vu la légitimité de ses revendications : abrogation des décrets portant abattement de 15 % des salaires et blocage des effets financiers des avancements et autres promotions ; paiement des arriérés des salaires. cela d'autant, qu'il ne s'agissait de rien d'autre que d'exiger la réalisation des mesures sociales inscrites dans le PIPC 2000-2002, qui de plus fut élaboré avant l'embellie pétrolière dont la cagnotte, gérée de façon patrimoniale par le régime, est estimée à des centaines de milliards de francs CFA.
On observe ainsi l'enrichissement illicite, mais ostentatoire, des dignitaires du clan Sassou N'guesso (dont un très proche parent dirige la Société nationale des Pétroles du Congo) et la paupérisation des fonctionnaires [21] terrorisés par le quadrillage militaro-policier (mercenaires et troupes d'élite angolaises compris) de tout le territoire national, par les menaces de répression de toute manifestation, telle celle adressé par le Directeur général de la Police nationale aux retraités mécontents de l'injustifiable paiement irrégulier de leurs pensions. Menace exécutée le 17 juillet 2001 : policiers et miliciens privés ont ensemble passé à tabac les participants à l'assemblée générale des enseignants normalement convoquée par la FENATREC dans un quartier de Brazzaville fief du pouvoir. Agression qui a horrifié les habitants du quartier et l'opinion publique tout en prouvant que le pouvoir ne supporte aucune contestation de son oligarchisme criminel cautionné par des fractions d'impérialisme. Surtout lorsque cette contestation dépasse les clivages ethniques/régionaux et qu'elle est dirigée par un dirigeant syndical ethniquement proche du Ministre de l'Économie, des Finances et du Budget.
Après cette défaite la contestation syndicale ne reprendra pas de sitôt. D'autant que cette défaite ne peut nullement être atténuée par quelque dynamisme du reste de la « société civile ».
La dépendance de l'écrasante majorité des associations à l'égard des fractions, clans politico-ethnistes saute aux yeux. On y compte nombre de regroupements de ressortissants de tel village ou région, qui sont supposés agir pour la promotion culturelle ou pour le « développement local » de leur lieu d'origine, mais qui ne sont rien d'autre que des structures de clientèle. S'y ajoutent les associations se donnant ouvertement pour but le soutien ou la promotion de certaines vertus supposées de Sassou N'guesso ou d'autres dignitaires du pouvoir. D'autres encore ne sont que des réserves de ces sous-produits de la paupérisation néolibérale que sont les miliciens [22]
Quant aux ONG indépendantes des fractions politiciennes, dans leur immense majorité elles épousent les thèses néolibérales, identifiant « la politique » avec la guerre civile permanente et tirent du passé prétendument « socialiste » du Congo la conviction de l'incompétence essentielle de l'État en matière du développement. A la différence de ce qui se passe ailleurs, il n'y a pas au Congo de mouvance d'animateurs des ONG issus du militantisme politique révolutionnaire, ce qui facilité l'adhésion acritique des ONG aux idéologies véhiculées par la Banque mondiale et le FMI dans leur version « développementiste ».
La dépolitisation de la société s'accompagne de la propagation de la religiosité, bien plus qu'avant « soupir de la créature accablée », et en particulier de la nouvelle religiosité, charismatique, pentecôtiste, des Églises dites du réveil ou se retrouvent toutes les classes sociales. Car tous les problèmes sont censés y trouver une solution. Les problèmes sociaux étant ramenés à un psychologisme individuel, au fantasmatique, avec exploitation de l'idéologie de la spécificité essentielle des négro-africains. Les nouveaux évangélistes, très souvent en costume-cravate, ont bien compris le besoin de miracles produit par la crise de la société. Ils en profitent pour améliorer leur propre condition sociale - même la grâce divine n'échappe pas au marché, semble-t-il ! Très conscient de l'importance de cette religiosité, Sassou N'guesso a publiquement confié à Dieu le sort du Congo, aveu de l'absence d'un projet politique. Même la très conservatrice hiérarchie catholique locale s'est sentie menacée par cette nouvelle religiosité et s'est mise à attirer l'attention du gouvernement sur la dégradation permanente de la vie quotidienne du peuple, en rappelant, par exemple, qu'il n'y a « pas de paix sans justice sociale… Il n'y a pas de paix durable sans une bonne gestion du revenu national, sans emploi pour les jeunes… ». Sans toutefois favoriser l'émergence d'une dynamique de théologie de la libération.
Néanmoins, à cause de la gabegie criante et de l'arrogance des oligarques, on observe quelques signes de réduction de la peur. Ainsi des agents du recensement préélectoral ont été éconduits dans les quartiers considérés fiefs du pouvoir. Par ailleurs, 260 familles, dont les enfants (353 adolescents et jeunes adultes) ont disparu en mai 1999 au beach de Brazzaville, rapatriés par le HCR en provenance du Congo démocratique (ex-Zaïre) où ils étaient réfugiés, demandent avec le soutien de l'Observatoire congolais des Droits de l'Homme (OCDH) une enquête internationale sur leur sort [23]. D'après des compagnons d'infortune, ils auraient été enlevés, séquestrés et exécutés par des éléments de la garde républicaine. Ironie de l'histoire, l'association de ces parents affligés est dirigée par un ancien apparatchik de la jeunesse du PCT, par ailleurs colonel de l'Armée nationale, inflexible face au régime… de ses camarades.
En réaction à ces signes, le pouvoir investit dans l'embellissement médiatique de son image tout en renforçant encore son dispositif militaro-policier pour dissuader toute contestation du résultat de l'élection présidentielle, où Sassou N'guesso, seul candidat, a été bien sûr triomphalement élu. Mais en cas de fissures trop évidentes de sa base, il n'est pas exclu que le régime choisisse encore la « guerre préventive », méthode éprouvée pour faire resserrer les rangs.
* Jean Nanga est militant marxiste révolutionnaire congolais et correspondant d'Inprecor en Afrique équatoriale.
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Le Congo (Brazzaville) en chiffres
Population : 2,8 millions (estimation 1999)
Population urbaine : 62 %
Taux de mortalité infantile : 123 ‰
Taux de chômage : 50 % de la population active
Personnes vivant au dessous du seuil de pauvreté : 70 % de la population urbaine
Pétrole : production (2000) 13,7 millions de tonnes (9,3 millions de tonnes en 1995), 90 % des recettes d'exportation
Dette : Encours global 4 milliards de dollars, service de la dette publique extérieure (budget 2001) : 46 % des ressources publiques
Sources : PIPC 2000-2002, Budget général, PNUD.
Par Jean Nanga*
Congo (Brazzaville), 2003
Multipartisme, stade suprême du tribalisme [1]
La réalité politique congolaise confirme cette formule. Depuis la fin du monopartisme, médiatiquement sifflé par le sommet franco-africain de La Baule, le multipartisme y est très ethniquement marqué. On peut parler de déconcentration du monopartisme : entreprise de réalisation de monopartismes ethniques/régionaux, néanmoins limitées à des étouffantes hégémonies, par l'existence de micro ethnismes et de stratégies individuelles. Ainsi les plus grands partis sont les plus habiles en cette entreprise. Se sont donc affirmés les principaux partis à l'issue des premières élections dites démocratiques (1992), dans l'ordre :
L'Union panafricaine pour la démocratie sociale (UPADS) de Pascal Lissouba (un vieux routier, qui a collaboré au cabinet de Youlou, puis a été Premier ministre de Massamba-Débat et membre de la direction du PCT, puis exilé à la fin des années 1970), élu président de la République au suffrage universel direct [2]. Ce parti est alors quasi-exclusif dans trois régions voisines (Niari, Bouenza, Lekoumou, appelées aussi "Nibolek" ou Pays du Niari), parmi les cinq régions du Sud-Congo et les dix que compte le Congo.
Le Mouvement congolais pour la démocratie et le développement intégral (MCDDI) de Bernard Kolélas, vaincu par Lissouba au deuxième tour de la présidentielle de 1998 (Kolélas a été dirigeant de la jeunesse de l'UDDIA, c'est le seul des principaux protagonistes à n'avoir été ni au MNR, ni au PCT ; il a connu souvent la prison). Son fief, c'est la région du Pool, adossée à Brazzaville et dont les ressortissants constituent "l'ethnie" la plus nombreuse du Congo.
Le Parti congolais du travail (PCT) de Denis Sassou N'guesso, chef d'État de 1979 à 1992. Ex-Parti-État pendant des décennies avec une hégémonie interne des Congolais du Nord. Son fief, c'est le Nord-Congo (cinq régions, constituant le Centre et le Nord proprement dit).
Le Rassemblement pour la démocratie et le progrès social (RDPS) de Jean-Pierre Thystère Tchicaya. Son fief, c'est la région du Kouilou, incluant la capitale économique et pétrolière Pointe Noire, dans le Sud-Congo.
Le Rassemblement pour la démocratie et le développement (RDD) de Joachim Yombhi Opanghault, chef d'État de 1977 à 1979. Ce parti, principal allié de l'UPADS dans le Nord, y est le principal adversaire du PCT.
La vie politique est, en général, faite d'alliances et de ruptures entre les principaux partis. Elle comporte également des coalitions autour des trois premiers (disposant de milices privées) et des fractions de l'Armée nationale, à l'origine de nettoyages ethniques, pillages, viols, actes incestueux, massacres. Ces alliances ou coalitions sont pluriethniques/plurirégionales, sans homogénéité nordiste ou sudiste. En une décennie de "démocratisation" toutes le combinaisons possibles ont été réalisées (UPADS et PCT contre MCDDI ; MCDDI et PCT contre UPADS ; UPADS-MCDDI contre PCT). Par ailleurs, aucun parti n'est homogène, absolument monolithique ou mono-régional, car tous ont un discours public nationalitaire (anti-tribaliste, anti-régionaliste…) qui rencontre la naïveté des uns ou l'opportunisme des autres. Chaque parti peut ainsi exhiber des militant(e)s prouvant son hétérogénéité ethnique/régionale. Mais il s'agit d'une feuille de vigne étriquée.
L'appartenance ethnique comme discriminant politique n'est pas une nouveauté. C'est un héritage de la période… coloniale. En effet, le premier multipartisme indigène consécutif à la Conférence des gouverneurs coloniaux français, dite Conférence de Brazzaville (1944), a produit à partir de 1946 un bipartisme coïncidant avec le clivage géographique Nord-Sud. D'un côté le Mouvement socialiste africain (MSA, fédération locale de la SFIO) dirigé par Jacques Opangault, ressortissant de la région de la Cuvette, dans le Nord-Congo. De l'autre, le Parti progressiste congolais (PPC, apparenté parlementaire au PCF à l'Assemblée française), dirigé par Jean-Félix Tchicaya (député du Moyen-Congo) ressortissant du Kouilou dans le Sud-Congo.
Ancrage à gauche des deux partis. Mais l'absence de tradition politique moderne et la faiblesse de la conscience sociale des colonisés ont fait prédominer la dimension régionale/ethnique. La situation est devenue plus critique avec le changement de bipolarité. Car la naissance de l'Union démocratique pour la défense des intérêts africains (UDDIA), dirigée par l'abbé Fulbert Youlou, ressortissant du Pool, dans le sud-est, a entraîné l'affaiblissement du PPC (relégué au sud-ouest). Le clivage géographique est conservé avec le face-à-face MSA-UDDIA. Mais le clivage Nord-Sud est aussi devenu le clivage gauche-droite. Et la marche vers le néocolonialisme va aggraver l'adversité. Jusqu'au pire. Ainsi au lendemain du Référendum français de 1958 (naissance de la Ve République, incluant l'autonomie des colonies : la "Communauté franco-africaine") la rivalité entre les deux partis/leaders pour la direction du gouvernement autonome aboutit à la guerre civile de 1959, évidemment mémorisée comme une guerre entre les "bakongos" ou sudistes et les "mbochis" ou "bangalas" nordistes. Une mémoire alimentée par l'histoire politique du Congo "indépendant" divisible en périodes d'hégémonie ethnique/régionale :
- sudiste de 1960 à 1968, présidences de Youlou puis Massamba Débat, tous deux du Pool ;
- nordiste, de 1971 à 1990, présidences de Marien Ngouabi, puis Yombhi Opanghault et enfin Sassou N'guesso, tous trois de la Cuvette.
Un quart de siècle de monopartisme n'a favorisé que l'expression de l'ethnisme régionaliste concentré, celui de la fraction hégémonique du parti unique. Alors le retour du multipartisme, nourri de frustrations et de ressentiments, le contexte idéologique mondial ("mort du communisme", "fin des idéologies") aidant, a produit non plus le bipartisme, mais une prolifération de partis se voulant uniques régionalement/ethniquement, habiles à produire des guerres civiles ainsi marquées. Mais que le multipartisme ait jusqu'à présent entraîné la guerre civile ne signifie nullement qu'il s'agisse d'un archaïsme, d'un héritage de la période coloniale. Car, par exemple, aucune des guerres ne renvoie à la mémoire pré-coloniale, pré-conquête.
Ethnisme : du colonialisme au néocolonialisme
Cet ethnisme, dimension de la réalité congolaise, ne peut être compris en faisant abstraction de la fabrication française du Congo, de la domination coloniale puis néocoloniale. Le clivage Nord-Sud, considéré majeur politiquement, n'est pas sans rapport avec la modernisation inégale du territoire (congolais) colonial. D'un côté le Sud, tiers de la superficie, mais plus peuplé, "privilégié" : avec exploitation forestière, entreprises commerciales et financières, chemins de fer, port maritime, centres urbains, électricité, adduction d'eau potable, petite industrie, davantage d'infrastructures scolaires et sanitaires… De l'autre, le Nord, comprenant les deux tiers du territoire, moins peuplé, très défavorisé en structures modernes. L'exode du Nord vers le Sud étant presque imposé comme passage obligé à la "modernité" coloniale. De quoi produire des complexes de supériorité d'une part et des frustrations de l'autre. Le colonialisme étant vécu comme une hiérarchie naturelle (supériorité de la "race" blanche sur la noire), les colonisés n'ont pu en éviter la reproduction caricaturale entre eux. La hiérarchie indigène est établie relativement à la marque, à l'importance de la "modernité" coloniale dans l'espace régional/ethnique. Voire dans les traditions, vu la quasi-coincidence du Sud-Congo avec une partie de l'ancien royaume Kongo (alors étendu aussi sur une partie de l'actuel territoire angolais et de l'actuel Congo démocratique, ex-Zaïre) christianisé à partir du XVe siècle par les conquérants portugais. Cette christianisation dominatrice, voire meurtrière, est encore vécue par une grande partie de l'élite du Sud comme une marque de supériorité ethnique voire d'élection ou de bénédiction divine. L'actuel Nord-Congo étant considéré animiste, païen jusqu'à la christianisation coloniale française (XIXe siècle).
Il va presque de soi que l'autorité coloniale n'avait aucun intérêt à remédier à cette reproduction de sa hiérarchisation, articulée avec des préjugés entre populations réunies par une dynamique exogène. Le contraire aurait favorisé le développement de la conscience nationale anticolonialiste. Ainsi cette hiérarchisation a été entretenue avec la production ethnologique des "spécificités africaines", naturalisation ou essentialisation de caractéristiques historiques, de solidarités ethniques urbaines, forme élémentaire et dominante de la conscience sociale dans les centres urbains aux rapports sociaux beaucoup plus complexes qu'en milieu rural dit traditionnel. Un efficace étouffoir de la conscience anticolonialiste radicale, organisée, de la conscience prolétarienne.
Jean-Félix Tchicaya, dont la conscience débordait le régionalisme, en tant que principal animateur de l'aile progressiste parlementaire du panafricaniste Rassemblement démocratique africain (RDA), a été victime du colonialisme. Au profit de Fulbert Youlou, habile à instrumentaliser l'ethnicité urbaine, coopté par Houphouet Boigny (chef du RDA) comme représentant congolais du RDA devenu cogestionnaire allègre du colonialisme, avec la Loi-Cadre Défense (1956). Autre victime, Jacques Opangault. La victoire de son MSA sur l'UDDIA aux élections législatives de 1957 est considérée comme anormale par le parti colonial, parce que le MSA vu l'affaiblissement organisé du PPC, est devenu le porte-parole de la gauche, très lié au mouvement syndical. Sa présence à la tête du premier gouvernement autonome est intolérable, malgré son horizon réformiste et le colonialisme de la SFIO. D'où le coup d'État parlementaire ayant entraîné la guerre civile de janvier-février 1959, pendant laquelle la force publique coloniale s'est illustrée par une indifférence cachant mal son parti-pris pour le nouveau chef du gouvernement autonome Fulbert Youlou dont les nervis avaient l'avantage dans les quartiers [3].
Il s'agissait donc d'un nouvel état néocolonial : la République du Congo, membre de la Communauté coloniale française depuis novembre 1958, héritier légitime de la violence du pouvoir colonial, « tête de pont dans une civilisation de la barbarie » [4]. La violence néocoloniale prouve l'assimilation de la leçon par l'élite politique colonisée, aussi bien par la fraction Youlou que par celle d'Opangault (toutes deux, par ailleurs, partisanes de la Communauté contre l'indépendance). De là leur réconciliation, sous la forme d'une collaboration gouvernementale subordonnée et oscillante d'Opangault, jusqu'au renversement du régime Youlou en 1963 par une insurrection populaire transethnique, coordonnée par les syndicats, expression d'une réconciliation nationale populaire, alimentée aussi par la politique répressive menée sans distinction ethnique par le régime Youlou.
En effet, quelques mois après la guerre civile, en juin 1959, sont sévèrement réprimés (destruction des biens, tabassages meurtriers, déportation au Nord…) des matsouanistes [5], coupables d'avoir mis des osselets plutôt que des bulletins dans les urnes pendant les législatives de juin 1959, exprimant ainsi leur conscience de l'instrumentalisation électoraliste de la mémoire d'André Matsoua par Youlou. Malgré la victoire de ce dernier, ses corégionaux, les matsouanistes, sont réprimés car l'ordre néocolonial ne doit pas être contesté. La communauté d'appartenance ethnique/régionale étant dans ce cas sans importance, voire à l'origine d'une plus sévère répression, car considérée comme une trahison. Ce fut pareil lors du pseudo « complot communiste » dont sont accusés en mai 1960 des dirigeants des syndicats et de la jeunesse, jetés en prison malgré la coethnicité de l'écrasante majorité avec Youlou : s'exprimait ainsi la supériorité des intérêts de classe (pro-capitalistes) sur la communauté d'appartenance ethnique/régionale. Ainsi, en retour s'explique la surdité du peuple du quartier Bacongo (principal fief de Youlou à Brazzaville) à l'appel de Youlou, en lari (langue urbaine des ressortissants du Pool), pendant le mouvement insurrectionnel d'août 1963. Les trois martyrs de l'insurrections étaient d'ailleurs ressortissants du Pool. L'oligarchisme du régime et son projet d'institution du monopartisme n'ont pas eu l'approbation populaire des corégionaux de Youlou, malgré son évidente hégémonie ethnique/régionale dans l'appareil d'État. La clarté de la divergence des intérêts entre gouvernants et gouvernés a produit une unité nationale populaire, malgré l'usage par Youlou du « complot nordiste » comme épouvantail.
Ethnisme monopartite
Le règne de Youlou peut être considéré comme la continuation de la gestion de l'ordre ethnique structuré par le pouvoir colonial, pour la reproduction de sa domination. Le régime populiste, issu de l'insurrection de 1963, présidé par Massamba-Débat, au contraire a par sa source de légitimité fait preuve, pendant les premières années, d'anti-ethnisme consacré par l'institution quasi consensuelle du monopartisme, considéré comme facteur d'unité nationale. Mais vu son éclectisme idéologique (libéraux, socialistes bantous, socialistes marxisants… y coexistent) le parti unique Mouvement national de la Révolution (MNR) n'a pu éviter la lutte pour l'hégémonie en son sein, donc au sein de l'appareil d'État, demeuré néocolonial malgré le discours nationaliste et l'existence d'un secteur économique d'État. Ainsi la crise de 1966 a ramené l'ethnisme à la surface du MNR. Crise dénouée par le coup d'État de 1968 perpétré contre la fraction Massamba-Débat accusée d'orientation droitière et ethniste par l'alliance éclectique de l'aile gauche du MNR, de sa jeunesse (JMNR), de l'armée et de la bureaucratie nordiste.
Cette unité nationale bureaucratique et éclectique porte à la tête de l'État le capitaine Marien Ngouabi, récemment persécuté par Massamba-Débat. C'est non seulement le passage à la présidence de la république d'un civil à un militaire, mais aussi d'un "sudiste" à un "nordiste". Car Ngouabi est un kouyou, ethnie voisine de l'ethnie mbochi (de Jacques Opangault) dans la région de la Cuvette. Et assez vite cette présence de Ngouabi a la tête de l'État est transformée en hégémonie nordiste gérée par le nouveau parti unique, le Parti congolais du travail (PCT, officiellement marxiste-léniniste) de 1971/72 à 1990. Hégémonie acquise, conservée et renforcée aussi bien par la répression des fractions externes au PCT que des fractions internes. Les conflits entre fractions bureaucratiques du PCT étant même très violentes et presque toujours ethniquement marquées. Exception faite de la toute première dissidence publique, la tentative de putsch (1972) de l'aile gauche du PCT (l'ex-aile gauche radicale du MNR) voulant sauver le processus considéré comme révolutionnaire de la « dérive droitière et tribaliste ». Putsch transformée après son échec en un mouvement armé guévariste, le M 22 qui sera décimé après un an de maquis. La diversité ethnique/régionale du M 22 n'y a pas favorisé la division. Malgré les tentatives menées par la fraction hégémonique en direction de ses co-régionaux impliqués dans le maquis. Ainsi, l'assassinat - après arrestation et livraison par Mobutu (président du Zaïre voisin) aux autorités de Brazzaville - des dirigeants du M 22 (Diawara-Bidié, un Congolais de père malien et de mère congolaise du Pool, Ikoko, ressortissant de la Cuvette, Bakakolo, du Pool, Olouka, de la Cuvette…) est le moins conservé par la mémoire populaire, le moins évoqué par l'élite. Leur anti-tribalisme pratique, leur marxisme radicalisé théoriquement dans le maquis restent gênants.
Par la suite, l'hégémonie nordiste s'est consolidée par l'assassinat de Ngouabi (1977) coupable d'avoir, entre autres, tendu la main à son prédécesseur Massamba-Débat (subséquemment assassiné) pour trouver une solution à la crise de l'État congolais consécutive au contre-choc pétrolier. Son remplaçant, Joachim Yombhi Opanghault, officier et kouyou comme lui, est à son tour renversé en 1979 par Denis Sassou N'guesso, également officier mais mbochi. Celui-ci va demeurer garant de l'hégémonie nordiste de 1977 à 1990. Cette hégémonie passant, à partir du contre-choc pétrolier, du régionalisme au clanisme est l'expression d'une crise de légitimité au sein du parti-État et du reste de la société, crise ayant abouti à la « démocratisation ».
Cette hégémonie nordiste a aussi développé - mais non produit - un ethnisme social, comme solution à l'inégalité du développement du territoire hérité de la colonisation, reproduit par les premiers régimes néocoloniaux. Non sous la forme d'une « modernisation » accélérée du Nord-Congo, mais d'un favoritisme dans les centres urbains (essentiellement au Sud), dans les structures politico-administratives et économiques. Ainsi, en plus du vécu fantasmatique du pouvoir par identification à l'hégémonie réelle des co-ethniques/co-régionaux, les "nordistes" sont favorisés dans les nominations étatiques privilégiées (administration civile, militaire, entreprises d'État…), dans l'attribution des bourses d'études supérieures à l'étranger (accumulation des cadres pour la reproduction de l'hégémonie dans l'appareil d'État), dans l'embauche dans la fonction publique et les entreprises d'État [6], dans l'attribution des marchés de l'État, de gré à gré aux entrepreneurs privés, dans l'attribution des logements… Pratique ne pouvant favoriser le développement de la conscience de classe, sa prédominance sur la conscience ethnique, mais favorisant plutôt des frustrations parmi les "sudistes" et ce malgré la pratique du clientélisme ethnique/régional par les fractions bureaucratiques du Sud (dominées au sein du parti-État).
Cet élargissement de la base du pouvoir se réalise aisément en période de prospérité (deuxième choc pétrolier), mais est mis à mal en période de vaches maigres (contre-choc pétrolier, ajustement structurel néolibéral). Avec la faillite des entreprises d'État, la cessation officielle du recrutement par la Fonction publique, la colossale dette extérieure… à partir du milieu des années 1980, il y a rétrécissement de la base clientéliste du pouvoir. L'hégémonie se clanise. Le régime devient plus policier car les revendications sociales deviennent audibles et visibles. Dés fédérations syndicales expriment des critiques à l'égard de la centrale unique, la Confédération syndicale congolaise (CSC), inféodée au parti-État. Élèves, étudiants et diplômés sans emploi manifestent leur désapprobation de la politique sociale imposée par les institutions issues de Bretton Woods. Des exclus du système scolaire et des diplômés sans emploi vont devenir quelques années après miliciens… Des fractions dominées du parti-État prennent le train des revendications démocratiques, de plus en plus populaires hors du parti comme presque partout en Afrique. Car le multipartisme est souvent compris, tant par les fractions dissidentes du PCT que par des fractions externes au PCT, comme la meilleure opportunité d'instrumentalisation de l'ethnisme/régionalisme. Surtout que le multipartisme s'accompagne de libéralisme économique ou plutôt le multipartisme auréole la néolibaralisation.
Oligarchie ethnicisée
Malgré l'apparence, l'ethnisme n'est pas la caractéristique fondamentale de la "classe politique" congolaise. Il s'agit d'une instrumentalisation politicienne du sentiment ethnique, de la solidarité ethnique urbaine (dans un pays où plus de 50 % de la population vit dans les deux principales villes, le tiers de la population dans la capitale Brazzaville) et des divers complexes historiquement acquis. C'est un moyen d'accès au pouvoir, de sa conservation ou de sa consolidation. Le contrôle du pouvoir d'État étant une occasion d'enrichissement, d'accumulation primitive du capital, voire, avec le néolibéralisme, de participation privilégiée à la libéralisation du marché et à la privatisation des entreprises d'État. Ainsi, en 1972 déjà, dans son testament politique, "l'Autocritique", le M 22 a défini la direction du parti-État (PCT) comme une « oligarchie bureaucratico-militaro-tribaliste » (Obumitri). L'oligarchisme considéré fondamental est, pour mémoire, défini par le philosophe antique grec Aristote comme un régime dans lequel les gouvernants « partagent la fortune publique sans tenir compte du mérite (…) se réservent tous les biens ou la plupart d'entre eux ; ce sont toujours les mêmes qui occupent les magistratures, car s'enrichir constitue la préoccupation essentielle. Le pouvoir se trouve donc aux mains d'un petit nombre et les coquins tiennent la place que devraient occuper les gens les plus qualifiés » [7]. Telle est la réalité de tous les régimes congolais, de 1960 à nos jours, exception faite de celui de Massamba-Débat. Youlou est chassé du pouvoir aux cris de « Youlou a tout volé ! ». Partisan du capitalisme [8], il devient au pouvoir propriétaire de l'un des deux principaux hôtels de luxe de Brazzaville et d'autres biens (financiers, immobiliers…), et s'affuble de soutanes griffées d'un prestigieux couturier parisien… L'enrichissement des membres du gouvernement est résumé par l'anecdote de son ministre de l'Éducation répliquant à ceux qui se moquaient de lui par « Je suis vilain, mais l'argent me rend beau ! » Cependant l'oligarchisme est limité sous ce premier régime par le contrôle métropolitain des finances congolaises : en l'absence de Trésor public national, le Trésor public français prend en charge le déficit budgétaire congolais malgré l'indépendance proclamée (non sans intérêt géopolitique et économique - le bois congolais). Ceci n'est plus le cas sous Massamba-Débat dont le régime se dote d'un Trésor public national et d'un secteur économique d'État - par keynésianisme, surnommé « socialisme bantou » - assez bien géré les premières années, avant de devenir la poule aux œufs d'or de la bureaucratie, surtout sous les régimes du PCT, par ailleurs pourvus de la rente pétrolière.
A partir de 1972, le Congo entre dans son ère pétrolière. L'enrichissement des dignitaires du parti-État et de leurs proches devient au fil des ans plus ostentatoire. Surgissent des entrepreneurs privés nationaux, prête-noms le plus souvent, vivant des marchés d'État, habiles à surfacturer des services, des ouvrages souvent inachevés, bénéficiant des crédits bancaires non remboursés et de l'impunité : une petite bourgeoisie, plutôt niaisement consumériste qu'ingénieuse, sangsue du Trésor public. Oligarchisme impuni, culminant dans le premier Plan quinquennal (1982-1986), géré pis qu'une épicerie familiale locale. C'est un flagrant échec dès sa deuxième année malgré le boom pétrolier, conduisant à l'endettement colossal. Cet oligarchisme, est facteur, entre autres, de l'entrée en « ajustement structurel », avec sa dégradation inévitable de la situation sociale des salariés, et surtout des fonctionnaires et agents des entreprises d'État en faillite ou sous perfusion financière continue, gérées avec tant de gabegie [9].
C'est cet oligarchisme qui est contesté de façon populaire, depuis la grève des lycéens de novembre 1985 [10] jusqu'à la grève générale des travailleurs de septembre 1990 pour la convocation de la Conférence nationale souveraine (CNS), censée réorganiser la société de façon anti-oligarchique, démocratique. Pour le peuple travailleur, la jeunesse scolarisée, estudiantine et sans emploi, cela signifie « démocratie sociale ». Alors que pour la majorité écrasante des participants à la CNS - partis politiques et « société civile » confondus - il s'agit d'en finir avec l'oligarchisme exclusif, de passer à un oligarchisme inclusif, par l'accès de toutes les fractions politiciennes à quelque sphère du pouvoir (exécutif, parlementaire, municipal…). Car, vu l'orientation néolibérale, toute position de pouvoir ne peut que faire devenir entrepreneur privé, opérateur économique ou actionnaire. Même si le contrôle de l'exécutif est considéré préférable car il garantit l'accès à la gestion de la rente pétrolière en période de croissance prévue de la production. Les fractions dominées du PCT et celles exclues du monopartisme ne cachent pas leur ressentiment à l'égard de la fraction hégémonique du PCT. Cette dernière risque en effet d'être la principale bénéficiaire locale des privatisations et de la libéralisation, parce qu'elle a déjà pu accumuler massivement.
C'est cet appétit oligarchique qui rythme les alliances et les ruptures d'alliance, et qui, dans le nouveau contexte, n'hésite pas à enflammer quartiers, villages et villes. Ainsi, dès la période de transition post-CNS, des collaborateurs du premier ministre, chef du gouvernement élu par la CNS, André Milongo (un administrateur retraité de la Banque Mondiale), s'enrichissent rapidement. Mais leur voracité est atténuée par la quasi-asphyxie financière de l'État congolais par son principal rentier (60 % des recettes) ELF, qui boycotte l'audit de sa succursale locale (ELF-Congo, avec participation minoritaire de l'État congolais) exigée par la CNS. Les « aides » sont gelées par les habituels « donateurs » sur recommandation des institutions de Bretton Woods, qui attendent les signaux de néolibéralisation pratique. La déclaration du patrimoine disposée par l'Acte fondamental de la transition, adopté par la CNS, atténue aussi cette voracité. Il s'agit d'une disposition imposée par une minorité de partis et d'associations de la « société civile » qui ont profité de la retransmission télévisée en direct des débats et pu faire ainsi peser sur eux la sensibilité du peuple téléspectateur aux conséquences sociales de la gabegie monopartiste lors du rapport de la Commission des biens mal acquis. Disposition qui fut reprise dans la Constitution adoptée par référendum pendant ladite Transition. Cette Constitution va être foulée aux pieds par le régime Lissouba, abusant de sa légitimité électorale. C'est ainsi sans scrupules que le premier ministre et ex-chef d'État, Joachim Yombhi Opanghault, et son ministre de l'économie et des finances, Nguila Moungounga-Nkombo, incitent à l'enrichissement par l'initiative économique privée, alors qu'ils réalisent leur accumulation au dépens d'un Trésor public déjà grevé par le service de la dette héritée du régime monopartistes et ne contrôlant pas les nouveaux emprunts, presque patrimonialement gérés par la clique de Lissouba. Ministres, parlementaires, préfets, maires, conseillers… jouissent de privilèges exorbitants, favorisant l'investissement privé dans l'immobilier, le transport urbain, voire dans le transport aérien. Ceci avec recours habituel aux prête-noms, de préférence non-congolais. Pendant ce temps les fonctionnaires ne perçoivent qu'un salaire mensuel tous les 2 ou 3 mois.
Ces privilèges sont source de discorde dans la mouvance présidentielle par leur inégalité. Discordes clanisées, ethnicisées, régionalisées. D'où, par exemple, la rivalité entre Mireille Lissouba (fille de son père et conseillère) et Nguila Mougounga-Nkombo au sein du Comité de supervision de la privatisation, perçue comme l'expression de la discorde entre le clan Mzabi (ethnie de Lissouba) et le clan Bembé (ethnie de Mougounga-Nkombo) considéré hégémonique dans l'UPADS. Privilèges source de discorde aussi dans l'ensemble de la « classe politique » oligarchiste, l'opposition supportant mal son exclusion du festin. C'est la raison endogène du sacrifice de milliers de Congolais pendant les guerres civiles de 1993 et de 1997. La fraction Lissouba y lutte pour la conservation de sa situation privilégiée, l'opposition pour y accéder. Officiellement n° 1 de l'opposition et maire de Brazzaville, avec représentation au Gouvernement d'union nationale post-guerre de 1993-1994, Kolélas n'ayant pas accès aux fonds de son n° 2 Sassou N'guesso, choisit entre les deux guerres d'être en même temps l'allié clandestin de Lissouba. Ce dernier pourvoit ainsi la mairie de Brazzaville en fonds (gérés comme une épicerie dont le principal fournisseur n'est autre que la famille Kolélas). Médiateur national de la guerre de 1997, il a fini dernier Premier ministre de Lissouba, à la veille de la victoire militaire de Sassou N'guesso. Ainsi, après la guerre « inter-sudiste » entre miliciens et militaires de Lissouba et miliciens de Kolélas (appuyés par ceux de Sassou N'guesso) en 1993-1994, on a vu apparaître une alliance sudiste cachant mal la volonté de barrer la route du palais présidentiel à Sassou N'guesso, candidat à l'élection présidentielle d'août 1997. Il s'agissait surtout d'empêcher Sassou N'guesso d'être le maître de cérémonie au moment de l'extension prévue du champ pétrolier et de la néolibéralisation exigée par les bailleurs de fonds.
La fraction Sassou N'guesso, dite Forces démocratiques unies (FDU) sous hégémonie du PCT, bien qu'ayant exclusivement accumulé sous le monopartisme et investi aussi bien au Congo qu'à l'extérieur, ne s'est pas désintéressée des perspectives pétrolières, de la libéralisation du marché et des privatisations des entreprises publiques. Jusqu'à très habilement préparer et gagner la guerre de 1997. Ainsi, après sa victoire sur l'Espace républicain pour la défense de la démocratie et l'unité nationale (ERDDUN), alliance publiquement assumée de Lissouba et Kolélas, la fraction Sassou N'guesso s'est remise à l'oligarchisme sans vergogne. Il va de soi que, comme leurs compères et rivaux vaincus, les dignitaires des FDU n'ont pas déclaré leur patrimoine en prenant les rênes de l'État, après avoir fustigé, à juste titre, la gestion gabegique de la fraction Lissouba.
Le clan Sassou N'guesso ne cesse d'étendre sa toile économique, localement du moins, l'investissement à l'extérieur étant plus opaque : téléphonie mobile (raison majeure de la non-exploitation de celle-ci par l'Office national des Postes et Télécommunications, d'ailleurs unique fournisseur des réseaux), armement maritime, participation dans le PMU local, dans la première banque privatisée, dans la société privée de sécurité, dans le transport urbain… Le tout en rendant relativement opaque le patrimoine par le recours aux prête-noms et à des partenaires étrangers. Les autres dignitaires de ladite fraction (ministres, officiers, chefs d'entreprises d'État, conseillers, préfets, maires…) s'activent à s'enrichir et à occuper l'espace économique, par tous les moyens, activités licites et illicites confondues.
La guerre civile elle-même a été une occasion pour certains chefs militaires et des milices pour pratiquer la saignée du Trésor public et pour accumuler des richesses transformables en capitaux (pillages des voitures et dépôts de marchandises dans les quartiers et les villes conquises). C'est d'ailleurs une affaire de trafic de cannabis entre ex-miliciens de Kolélas convertis à l'agriculture et le chef régional de la police nationale, considéré racketteur des premiers, qui a été le prodrome de la guerre civile 1998-1999. Un symbole.
La frénésie affairiste ou la cupidité est telle qu'à la mi juillet 2001 il a fallu sacrifier le Directeur des Douanes, une mission du FMI ayant constaté (fin juin 2001) la disparition de 75 % de recettes de ce service. Et cela un an après que le chef de l'État ait dénoncé la mafia judiciairo-financière sévissant dans la capitale économique Pointe-Noire. Une sortie considérée par certains comme une auto-flagellation, vu l'identification courante du pourfendeur à l'oligarchisme local et à la gestion quasi-privée du bien public [11]. Ce en quoi il est talonné par les fractions politiciennes adverses dont la dimension ethniste/régionaliste ne relève pas d'une quelconque nature pré-moderne de cette classe politique, mais reflète bien au contraire la réalité locale de la modernité : un néolibéralisme qui ne cesse en rien d'être néocolonial.
Néocolonialisme néolibéral
Cet oligarchisme n'est pas extérieur au développement du capitalisme, international par nature, car l'intégration du Congo dans l'économie mondiale ou en mondialisation capitaliste n'est pas à venir. Le Congo étant un produit de la civilisation capitaliste à la constitution de laquelle il est lié depuis le XVIe siècle, de l'esclavage au pillage en passant par la fourniture de la chair à canon des guerres mondiales et coloniales. L'indépendance octroyée en 1960 n'a été que métamorphose de la participation à la civilisation capitaliste, le passage au néocolonialisme compris comme une articulation hiérarchisée des intérêts du capital métropolitain et de l'élite locale jouissant d'une autonomie relative.
Ce fut donc un maintien complexifié du « circuit de bons services et de complicités » [12] hérité de la période coloniale. Ainsi pendant les premières années d'indépendance l'État congolais entretient des rapports particuliers avec la Compagnie française d'Afrique de l'Ouest [13]. Et l'abbé Fulbert Youlou est l'un des amis africains de Jacques Foccart [14]. L'oligarchisme du régime Youlou dénoncé par les insurgés a bénéficié de la complaisance de l'État français dont le Trésor public ordonnançait le budget de l'État congolais "indépendant" et dépourvu d'un Trésor public. Complaisance s'expliquant par l'importance du profit réalisé par le capital français au Congo, principal importateur et exportateur, du bois surtout, ressource essentielle avant l'exploitation pétrolière.
Cette complicité néocoloniale est atténuée par l'oscillante volonté de souveraineté nationale effective sous Massamba-Débat, puis Ngouabi, caractérisée par la nationalisation de certaines entreprises françaises. Mais elle redevient vivace avec la transformation du Congo en république pétrolière, à partir de 1973. Ainsi, malgré le « socialisme scientifique » proclamé, ELF Acquitaine, secondé par Agip, exerce une quasi évidente souveraineté sur l'État congolais. Le Trésor public congolais dépend à 60 % des deux compagnies pétrolières. Sassou N'guesso et Jacques Chirac développent leur « amitié ». L'intérêt pétrolier rythme la vie politique au Congo : de l'assassinat des leaders du M 22 (prônant un anticolonialisme radical au moment où débute l'exploitation du premier gisement pétrolier "Émeraude") au retour au pouvoir de Sassou N'guesso en 1997 (début de l'exploitation des très riches gisement "Nkossa" et "Kitina"), en passant par l'assassinat de Marien Ngouabi (le jour même de l'ouverture des négociations entre ELF et l'État congolais sur la révision du contrat pétrolier considéré comme défavorable à la partie congolaise), et la victoire électorale de Lissouba en 1992 (qui a bénéficié du soutien financier et logistique - hélicoptère de campagne - d'ELF et du report des voix de Sassou N'guesso au second tour).
Lissouba sera par la suite considéré comme coupable d'ingratitude, caractérisée par sa revendication de la révision du contrat pétrolier. Cette révision, obtenue en 1994 - après que les divergences avec ELF aient amené ses amis locaux à provoquer la guerre civile de 1993-1994 - conduira au désengagement de l'État congolais d'ELF-Congo, entreprise « mixte » devenue ainsi propriété exclusive d'ELF Acquitaine (puis d'ELF-Total-Fina). Lissouba n'a pas hésité à afficher ses sympathies pour le capital anglo-saxon, jusqu'à prendre pour lobbyistes des cabinets d'affaires états-uniens, dont celui de l'ex-sous-secrétaire d'État aux affaires africaines Hermann Cohen. Le capital français - principal fournisseur et rentier - s'est estimé menacé lors de la première tentative de privatisations, les groupes anglo-saxons apparaissant en position favorable dans l'acquisition des marchés (Rotek face à EDF-GEC Alsthom pour la rénovation des centrales et des transformateurs électriques ; Portuet face au Port autonome du Havre pour la modernisation du port de Pointe-Noire…). Le Bulletin de la Coopération Française [15] dressera la liste des entreprises françaises engagées dans la néolibéralisation du Congo : Alcatel, Bolloré, BTP, CFAO, France-Telecom, Paribas, Rothschild, Total…
La plus grande ouverture du marché congolais et partant la possibilité de diversification des partenaires en ces temps de néolibéralisation, promue aussi par le capital français, est considérée paradoxalement par ce dernier comme un crime d'infidélité de son pré carré. L'État français intervient. Devant l'éventualité d'une nouvelle victoire électorale de Lissouba en août 1997, considérée comme défavorable au capital français et aux pétroliers français en particulier, Jacques Chirac se rend à Brazzaville. Quelques mois après une nouvelle guerre civile s'achèvera par la victoire de Sassou N'guesso. La contribution française à cette victoire, voire au déclenchement de la guerre, a été assumée publiquement par Chirac lors de sa visite à Luanda (Angola) en 1998. Contribution déjà remarquée par l'activisme de l'ambassadeur de France au Congo et l'utilisation par l'armée angolaise, volant au secours de Sassou N'guesso, de la logistique d'ELF au large de Pointe-Noire. Pour Chirac, « Sassou N'guesso était l'homme de la situation », sauveur de la « démocratie » mise à mal par Lissouba. En fait, il était le meilleur complice des intérêts du capital français. Car en matière de respect des droits civiques et des libertés, de gestion gabégique, Sassou N'guesso II se révèle fidèle à lui même, pis que Lissouba. Il n'est pas étonnant que l'Élysée et Matignon aient fait la sourde oreille pendant la boucherie de 1998-1999, malgré les témoignages accablants de crimes de guerre commis par l'armée et les miliciens de Sassou N'guesso, appuyés par les mercenaires du réseau françafricain, dont des génocidaires interhamwés du Rwanda. Pendant cette guerre, encore riche en zones d'ombre [16] les intérêts français n'ont pas été touchés dans les centres urbains secondaires du Sud, pourtant gravement endommagés et pillés. Tout comme les différentes guerres n'ont jamais endommagé la capitale économique et pétrolière de Pointe-Noire (à la différence de sa voisine gabonaise, Port-Gentil, foyer des manifestations sociales). A Pointe-Noire le capital français, qui y a trop d'intérêts, veille. Partout ailleurs au Congo on peut détruire et massacrer l'indigène…
Il n'est pas étonnant aussi que le MEDEF, fidèle à la tradition cynique du capital français en Afrique, ne cesse de témoigner sa confiance à Sassou N'guesso [17]. L'ayant reçu avec pompe peu avant la guerre de 1998-1999, le MEDEF a à son tour envoyé une délégation à Brazzaville en janvier 2001, avant que ne débute le « Dialogue national sans exclusive » censé relancer la démocratisation. Marque d'impatience à la veille de la relance des privatisations des entreprises stratégiques - chaque fois stoppée jusque là par la guerre civile, mais promise cette fois-ci à la réalisation sous la pression des institutions de Bretton Woods. Le très françafricain Michel Roussin, qui conduisait la délégation du MEDEF, avait mis les points sur les "i" : « Nous voulons développer des parts de marché avec le Congo-Brazzaville et y gagner de l'argent en partenariat. Nous voulons être là au moment du redémarrage du Congo. » En réponse à l'allocution du MEDEF, Sassou N'guesso a réaffirmé son engagement néolibéral, affirmant vouloir « revitaliser le secteur bancaire en le privatisant ; libéraliser tous les secteurs concurrentiels de l'économie ; développer l'éducation en rapports avec les perspectives de l'emploi ». Le Code des investissements, déjà néolibéral par les « garanties et avantages substantiels » qu'il octroie au capital international, est appelé à être complété par « une législation et des règlements propres à stimuler davantage l'investissement privé ». D'ailleurs, le programme intérimaire post-conflit 2000-2002 (PIPC) prévoit la création des « zones de développement préférentielles intégrant des zones franches », où « il sera appliqué un régime tout à fait spécifique avec des taux insignifiants ou voisins de zéro », selon une déclaration du Ministère de l'Économie, des Finances et du Budget.
Avant le MEDEF le secteur public français avait balisé le terrain dès l'arrêt du crépitement des armes. La SNCF-International, par exemple, participe à la remise en activité du Chemin de Fer Congo-Océan (CFCO), « poumon de l'économie congolaise » et à la préparation de sa mise en concession avant fin 2002.
Il va de soi que le capital privé congolais, conscient d'être seulement un pot de terre dans la mondialisation néolibérale, entend prospérer à l'ombre de celui qui est plus aguerri en matière de gestion et d'agressivité. D'où les discours sur l'extension du « partenariat », déjà effectif dans la mafia ELF, dans celle des jeux, etc.
Absence d'alternative organisée
Que l'ethnisme congolais soit à situer dans la dynamique de la modernité, du mouvement du capital la structurant, n'est pas l'opinion la plus partagée dans ce Congo si alphabétisé, malgré la mention régulière des oligarques congolais dans les affaires mafieuses franco-africaines, relevant bien du capital réel.
« Ignorance volontaire » [18] de l'élite qui s'explique par l'identité oligarchiste de la classe politique congolaise ne se différenciant que par le facteur ethnique/régional, et par l'anti-marxisme primaire dont se nourrissent les principaux animateurs de la nébuleuse « société civile », par ailleurs liée à la classe politique. Ainsi l'opposition se limite à la critique de la mauvaise gestion de la chose publique, devenue, avec la mode néolibérale, la « mauvaise gouvernance ». La « bonne gouvernance » étant celle recommandée par les institutions de Bretton Woods, modélisation de la démocratie représentative socialement excluant pour la majorité de la zone capitaliste sous-développée. Toute critique du néocolonialisme, stigmatisée comme opération de déculpabilisation des gouvernements locaux et d'accusation sans fondements (confondant le capitalisme « bienfaiteur » dans son essence avec quelques brebis capitalistes égarées), est déclarée désuète.
Le capitalisme est devenu « l'horizon indépassable » même pour les anciens de la « gauche historique » (c'est-à-dire de la mouvance du M 22) et de l'aile gauche de l'Association des étudiants congolais (AEC, section congolaise de la Fédération des étudiants d'Afrique Noire en France, FEANF). Leur horizon stratégique est devenu la démocratisation du capitalisme, malgré certaines dénonciations du réseau françafricain. L'étapisme prédomine ainsi au sein de ladite gauche congolaise, condescendante à l'égard de "l'Autocritique" du M 22 et adaptée à l'air ethnologisé du temps. Au nom des « spécificités africaines » on s'accommode ainsi de la « décentralisation » néolibérale.
Au mieux on relève une critique des « excès » de l'ethnisme, non de son principe ; ce qui promet sa reproduction au mieux atténuée. On se souvient des reproches de Sassou N'guesso lorsqu'il était dans l'opposition à l'adresse de la fraction Lissouba alors aux gouvernes, accusé (à juste titre) de gabegie, de violation des droits, d'ethnisme… Ce qui n'a pas empêché le même Sassou N'guesso de reproduire de manière même aggravée ce qu'il reprochait à Lissouba.
Rien ne permet d'imaginer que l'actuelle opposition - qui se veut distincte des fractions Sassou N'guesso, Lissouba, Kolélas - ne reproduira pas la même chose si elle en a l'occasion. Déjà certains de ses ténors ne donnent de la voix que pour se faire davantage remarquer du généreux chef de l'État, soucieux de passer pour un démocrate non avare. Il en est ainsi des principaux dirigeants de la « rébellion armée ». Leur Conseil national de la résistance s'est révélé corrompu voire manipulé. Et le « Dialogue national sans exclusive », tenu en l'absence des principaux opposants en exil, a été l'occasion de corruption des opposants rétifs à contribuer à la légitimation de Sassou N'guesso par les élections.
Cette identité s'exprime aussi par la recherche sans discrétion de la légitimation métropolitaine par toutes les fractions (malgré les gesticulations londoniennes de Lissouba, dont le ressentiment pour ELF ne relève aucunement de l'anti-impérialisme). Car dans le capitalisme sous-développé il n'y a pas de stabilité du régime sans légitimation métropolitaine, ce qui est la leçon de la décennie de « démocratisation » africaine.
Cette « démocratisation » a aussi conduit à l'affaiblissement du syndicalisme, contribuant ainsi à la prédominance de la conscience ethniste sur celle d'appartenance de classe. Après avoir longtemps servi de courroie de transmission du parti-État, la CSC s'est amendée en jouant un rôle capital dans la convocation de la Conférence nationale souveraine (CNS) et dans son déroulement. Mais sous prétexte de pluralisme syndical elle s'est scindée en deux pendant la transition post-CNS donnant naissance à côté de la CSC maintenue à une Confédération syndicale des travailleurs du Congo (CSTC), reflétant la bipolarisation politique issue de la CNS [19]. Ces deux centrales ne se préoccupent des intérêts des travailleurs qu'au gré des intérêts bureaucratiques, politiciens, étouffant tout syndicat indépendant et agrégeant les syndicats « alimentaires », ethniquement/régionalement marqués, en prolifération.
Acquis au néolibéralisme, ce mouvement syndical promeut le « syndicalisme responsable » à coup de séminaires, articulés aux intérêts politiciens fractionnels. Le 10 juillet 2001, après près d'un mois de « négociations » (en fait de diversion et de corruption), les deux centrales syndicales ont signé un « Pacte social », garantissant la trêve sociale pour deux ans. Si les fonctionnaires n'y obtiennent rien, les délégations syndicales ont acquis de façon très intéressée la « participation des organisations syndicales au comité de privatisations » [20]. Ces représentants syndicaux espèrent sans doute y monnayer leur participation mieux qu'au cours des négociations, où les chefs de délégations ont reçu un million de francs CFA chacun et les membres huit cent mille francs CFA chacun.
Ces négociations ont suivi la grève des enseignants du public, déclenchée par la fédération nationale des travailleurs de l'enseignement du Congo (FENATREC) le 22 mai 2001, après le refus persistant et arrogant des ministres de l'Éducation nationale de rencontrer les syndicalistes. Une grève très suivie durant trois semaines, surtout à Brazzaville, malgré la désapprobation publique de la FENATREC par la direction de sa propre centrale, la CSTC, et le silence de la CSC (dont le président, Bokamba Yangouma, est un opposant politique exilé). Grève soutenue par la population (élèves, parents d'élèves et autres fonctionnaires) vu la légitimité de ses revendications : abrogation des décrets portant abattement de 15 % des salaires et blocage des effets financiers des avancements et autres promotions ; paiement des arriérés des salaires. cela d'autant, qu'il ne s'agissait de rien d'autre que d'exiger la réalisation des mesures sociales inscrites dans le PIPC 2000-2002, qui de plus fut élaboré avant l'embellie pétrolière dont la cagnotte, gérée de façon patrimoniale par le régime, est estimée à des centaines de milliards de francs CFA.
On observe ainsi l'enrichissement illicite, mais ostentatoire, des dignitaires du clan Sassou N'guesso (dont un très proche parent dirige la Société nationale des Pétroles du Congo) et la paupérisation des fonctionnaires [21] terrorisés par le quadrillage militaro-policier (mercenaires et troupes d'élite angolaises compris) de tout le territoire national, par les menaces de répression de toute manifestation, telle celle adressé par le Directeur général de la Police nationale aux retraités mécontents de l'injustifiable paiement irrégulier de leurs pensions. Menace exécutée le 17 juillet 2001 : policiers et miliciens privés ont ensemble passé à tabac les participants à l'assemblée générale des enseignants normalement convoquée par la FENATREC dans un quartier de Brazzaville fief du pouvoir. Agression qui a horrifié les habitants du quartier et l'opinion publique tout en prouvant que le pouvoir ne supporte aucune contestation de son oligarchisme criminel cautionné par des fractions d'impérialisme. Surtout lorsque cette contestation dépasse les clivages ethniques/régionaux et qu'elle est dirigée par un dirigeant syndical ethniquement proche du Ministre de l'Économie, des Finances et du Budget.
Après cette défaite la contestation syndicale ne reprendra pas de sitôt. D'autant que cette défaite ne peut nullement être atténuée par quelque dynamisme du reste de la « société civile ».
La dépendance de l'écrasante majorité des associations à l'égard des fractions, clans politico-ethnistes saute aux yeux. On y compte nombre de regroupements de ressortissants de tel village ou région, qui sont supposés agir pour la promotion culturelle ou pour le « développement local » de leur lieu d'origine, mais qui ne sont rien d'autre que des structures de clientèle. S'y ajoutent les associations se donnant ouvertement pour but le soutien ou la promotion de certaines vertus supposées de Sassou N'guesso ou d'autres dignitaires du pouvoir. D'autres encore ne sont que des réserves de ces sous-produits de la paupérisation néolibérale que sont les miliciens [22]
Quant aux ONG indépendantes des fractions politiciennes, dans leur immense majorité elles épousent les thèses néolibérales, identifiant « la politique » avec la guerre civile permanente et tirent du passé prétendument « socialiste » du Congo la conviction de l'incompétence essentielle de l'État en matière du développement. A la différence de ce qui se passe ailleurs, il n'y a pas au Congo de mouvance d'animateurs des ONG issus du militantisme politique révolutionnaire, ce qui facilité l'adhésion acritique des ONG aux idéologies véhiculées par la Banque mondiale et le FMI dans leur version « développementiste ».
La dépolitisation de la société s'accompagne de la propagation de la religiosité, bien plus qu'avant « soupir de la créature accablée », et en particulier de la nouvelle religiosité, charismatique, pentecôtiste, des Églises dites du réveil ou se retrouvent toutes les classes sociales. Car tous les problèmes sont censés y trouver une solution. Les problèmes sociaux étant ramenés à un psychologisme individuel, au fantasmatique, avec exploitation de l'idéologie de la spécificité essentielle des négro-africains. Les nouveaux évangélistes, très souvent en costume-cravate, ont bien compris le besoin de miracles produit par la crise de la société. Ils en profitent pour améliorer leur propre condition sociale - même la grâce divine n'échappe pas au marché, semble-t-il ! Très conscient de l'importance de cette religiosité, Sassou N'guesso a publiquement confié à Dieu le sort du Congo, aveu de l'absence d'un projet politique. Même la très conservatrice hiérarchie catholique locale s'est sentie menacée par cette nouvelle religiosité et s'est mise à attirer l'attention du gouvernement sur la dégradation permanente de la vie quotidienne du peuple, en rappelant, par exemple, qu'il n'y a « pas de paix sans justice sociale… Il n'y a pas de paix durable sans une bonne gestion du revenu national, sans emploi pour les jeunes… ». Sans toutefois favoriser l'émergence d'une dynamique de théologie de la libération.
Néanmoins, à cause de la gabegie criante et de l'arrogance des oligarques, on observe quelques signes de réduction de la peur. Ainsi des agents du recensement préélectoral ont été éconduits dans les quartiers considérés fiefs du pouvoir. Par ailleurs, 260 familles, dont les enfants (353 adolescents et jeunes adultes) ont disparu en mai 1999 au beach de Brazzaville, rapatriés par le HCR en provenance du Congo démocratique (ex-Zaïre) où ils étaient réfugiés, demandent avec le soutien de l'Observatoire congolais des Droits de l'Homme (OCDH) une enquête internationale sur leur sort [23]. D'après des compagnons d'infortune, ils auraient été enlevés, séquestrés et exécutés par des éléments de la garde républicaine. Ironie de l'histoire, l'association de ces parents affligés est dirigée par un ancien apparatchik de la jeunesse du PCT, par ailleurs colonel de l'Armée nationale, inflexible face au régime… de ses camarades.
En réaction à ces signes, le pouvoir investit dans l'embellissement médiatique de son image tout en renforçant encore son dispositif militaro-policier pour dissuader toute contestation du résultat de l'élection présidentielle, où Sassou N'guesso, seul candidat, a été bien sûr triomphalement élu. Mais en cas de fissures trop évidentes de sa base, il n'est pas exclu que le régime choisisse encore la « guerre préventive », méthode éprouvée pour faire resserrer les rangs.
* Jean Nanga est militant marxiste révolutionnaire congolais et correspondant d'Inprecor en Afrique équatoriale.
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Le Congo (Brazzaville) en chiffres
Population : 2,8 millions (estimation 1999)
Population urbaine : 62 %
Taux de mortalité infantile : 123 ‰
Taux de chômage : 50 % de la population active
Personnes vivant au dessous du seuil de pauvreté : 70 % de la population urbaine
Pétrole : production (2000) 13,7 millions de tonnes (9,3 millions de tonnes en 1995), 90 % des recettes d'exportation
Dette : Encours global 4 milliards de dollars, service de la dette publique extérieure (budget 2001) : 46 % des ressources publiques
Sources : PIPC 2000-2002, Budget général, PNUD.