Il y a dix ans, au Rwanda, le génocide de la population tutsie et l'élimination des opposants hutus firent près d'un million de morts. Les grandes puissances abandonnèrent en un "huis clos" atroce les victimes face à leurs bourreaux.
Le génocide de 1994 au Rwanda fut arrêté par la victoire militaire du FPR (1), tandis que la France aidait les criminels avant, pendant et après ce génocide. Les témoignages abondent, exigeant que vérité soit faite et justice rendue. Avec deux livres clés rassemblant l'un, des témoignages de rescapés, l'autre, de bourreaux (2), le reporter Jean Hatzfeld pose une borne infranchissable à toutes les tentatives de relativiser le génocide et son sens, l'extermination planifiée d'une population. "Lorsque, dans la nuit du 6 au 7 avril, six ou sept heures après l'explosion de l'avion [du président rwandais Habyarimana], le feu vert fut donné par un groupe restreint, l'armée, la police, l'administration étaient opérationnels. En Allemagne comme au Rwanda, le génocide fut le projet d'un régime totalitaire, durablement au pouvoir. L'élimination du Juif, du Tzigane ou du Tutsi est évoquée dans leur programme politique dès leur accession au pouvoir et répétée dans les discours officiels. Le génocide est planifié par étapes cumulative. "
Un génocide concédé
Mais en France, depuis dix ans, cette vérité est en permanence harcelée par la négation et le révisionnisme (3). Le génocide est "concédé", un "détail" au milieu d'un prétendu atavisme africain de violences ethniques, relativisé face aux morts et aux souffrances des conflits du continent. En novembre 1984, Mitterrand inaugure la formule en parlant de "la guerre civile et des génocides qui s'en sont suivis", ajoutant avec cynisme qu'"on ne peut empêcher un peuple de s'autodétruire" ! Ainsi naîtra la théorie du "double génocide". Quand, en septembre 2003, l'actuel ministre Dominique de Villepin évoque lui aussi "les génocides" au Rwanda, un simple pluriel qui indique qu'il fait sienne une logique de négation, un autre reporter, Patrick de Saint-Exupéry, du Figaro, est rattrapé par ce qu'il a vu en 1994 au Rwanda. Taraudé par la nécessité d'expliquer l'incroyable implication française, il publie cette semaine L'Inavouable, la France au Rwanda aux éditions Les Arènes. Sa lecture est indispensable. Il apporte des témoignages de militaires français qui, découvrant lors de l'opération "Turquoise" la réalité horrifiante du génocide, craquent en prenant conscience qu'ils ont organisé les tueurs. Il met en perspective l'ensemble des éléments rassemblés et ceux contenus dans le rapport de la mission d'enquête du Parlement français de 1998, qui conclut à un "non-lieu" pour les responsables français mais qui soulève une partie du voile.
Car depuis 1990, toutes les unités appartenant aux forces spéciales avaient débarqué au Rwanda. Paras, légion, infanterie de marine, commandos... "Nous sommes là pour dix ans" assurait leur commandant. Ils créent dès 1992 une hiérarchie parallèle au sein de l'armée française, le commandement des opérations spéciales, qui ne rend compte qu'à l'état-major particulier de l'Elysée. Malgré des rapports officiels relatant les massacres réguliers organisés contre les Tutsis, à Paris on soutient le "premier cercle", le "noyau dur " au sein du gouvernement rwandais, "qui ne voit comme seule issue pour se maintenir au pouvoir" que "la préparation du génocide" (rapport du Parlement). Et ils conseillent, organisent une armée qui démultiplie ses effectifs, forment les milices "interhamwe", mènent une "guerre psychologique" où on manipule l'humain par la haine, les peurs et l'ethnisme, livrent des tonnes d'armes, s'engagent dans les combats, participent au tri sur les barrages de ceux qui portent la mention "Tutsi" sur leur carte d'identité, donc "suspects", interrogent les "prisonniers". Un des plus hauts officiers, au coeur du pouvoir à Paris, s'inquiètera du rôle de Paul Barril, ancien de la cellule antiterroriste de l'Elysée en mission officieuse, qui signe avec le gouvernement des tueurs un contrat de 1 200 000 dollars, appelé "Opération insecticide". Et ce sont d'autres hauts officiers qui livrent une des clés de cette opération "grise" des forces spéciales de l'armée française.
Cette armée coloniale, humiliée en Indochine, battue en Algérie, voit, au début des années 1990, l'ex-Empire de l'Afrique francophone partir à vau-l'eau. Ses généraux prétendent détenir une recette imparable : une doctrine militaire de guerre "anti-subversive" appelée "guerre révolutionnaire", qu'elle a forgée contre le Viêt-minh, appliquée en Algérie, enseignée aux officiers tortionnaires argentins et chiliens, aux officiers étatsuniens pour leur guerre à Saigon. Pour détruire les mouvements "politico-militaires", quelques principes : déplacements et encadrement de populations à grande échelle, fichage systématique, milices, action psychologique, quadrillage territorial. Elle convainc les responsables politiques à Paris, obnubilés par leurs rêves d'Empire perdu, leur impérieuse obligation de protéger la famille des dictatures franco-africaines. Le Rwanda est offert aux apprentis sorciers de l'état-major comme un champ d'expérimentation. Mais le mélange de cette "doctrine" avec le projet génocidaire du régime sera explosif. Et les mènera à l'abyme. Romeo Dallaire, commandant des forces de l'ONU, souligne un point essentiel : "tuer un million de gens et être capable d'en déplacer trois à quatre millions en l'espace de trois mois et demi, sans toute la technologie que l'on a vu dans d'autres pays, [...] il fallait qu'il y ait une méthodologie" (4). Il fallait à l'Etat qui organisa le génocide la mécanique opérationnelle. C'est ce que Saint-Exupéry démontre dans son livre, documents à l'appui. Sans tenir les machettes, "nous avons instruit les tueurs. Nous leur avons fourni la technologie : notre "théorie". Nous leur avons fourni la méthodologie : notre "doctrine". Nous avons appliqué au Rwanda un vieux concept de notre histoire d'Empire. De nos guerres coloniales".
Briser le silence
Au-delà des alternances gauche-droite, reste en permanence cet état-major d'une armée coloniale, ses traditions et ses folies, pilier d'une Ve République née d'un putsch en Algérie. "A dater d'avril 1993, [...] le gouvernement Balladur va "assumer" - selon le mot de Michel Roussin, alors ministre de la Coopération - l'héritage de la politique rwandaise menée par Mitterrand." Saint-Exupéry rappelle que de Villepin, adjoint de Paul Dijoud aux affaires africaines au quai d'Orsay, fut dès 1992 l'un des acteurs de l'engagement auprès du clan des génocidaires. Depuis dix ans, les responsables français se serrent les coudes, se taisent et pratiquent la désinformation de l'opinion. Briser le silence sur cette dérive honteuse est fondamental (5). Pour empêcher sa répétition. Pour que la France cesse ses ingérences et fiche la paix aux Rwandais qui doivent, fait unique dans l'histoire, inventer les moyens de faire revivre ensemble les victimes et les bourreaux du dernier génocide du XXe siècle.
Alain Mathieu
1. Le Front patriotique rwandais
2. Dans le nu de la vie, Le Seuil, 2003 ; et Une saison de machettes, Le Seuil, 2004.
3. Louis Bagilishya, dans L'Histoire trouée, sous la direction de Catherine Coquio, L'Atalante, 2004.
4. J'ai serré la main du diable, Libre Expression, 2004.
5. Voir le site :.
Plus d'infos : L'association Survie : promouvoir l'accès de tous aux biens fondamentaux, dénoncer les manœuvres et les méfaits de la Françafrique, assainir les relations franco-africaines et combattre la banalisation du génocide. http://www.survie-france.org/
Rouge 2058 01/04/2004
Le génocide de 1994 au Rwanda fut arrêté par la victoire militaire du FPR (1), tandis que la France aidait les criminels avant, pendant et après ce génocide. Les témoignages abondent, exigeant que vérité soit faite et justice rendue. Avec deux livres clés rassemblant l'un, des témoignages de rescapés, l'autre, de bourreaux (2), le reporter Jean Hatzfeld pose une borne infranchissable à toutes les tentatives de relativiser le génocide et son sens, l'extermination planifiée d'une population. "Lorsque, dans la nuit du 6 au 7 avril, six ou sept heures après l'explosion de l'avion [du président rwandais Habyarimana], le feu vert fut donné par un groupe restreint, l'armée, la police, l'administration étaient opérationnels. En Allemagne comme au Rwanda, le génocide fut le projet d'un régime totalitaire, durablement au pouvoir. L'élimination du Juif, du Tzigane ou du Tutsi est évoquée dans leur programme politique dès leur accession au pouvoir et répétée dans les discours officiels. Le génocide est planifié par étapes cumulative. "
Un génocide concédé
Mais en France, depuis dix ans, cette vérité est en permanence harcelée par la négation et le révisionnisme (3). Le génocide est "concédé", un "détail" au milieu d'un prétendu atavisme africain de violences ethniques, relativisé face aux morts et aux souffrances des conflits du continent. En novembre 1984, Mitterrand inaugure la formule en parlant de "la guerre civile et des génocides qui s'en sont suivis", ajoutant avec cynisme qu'"on ne peut empêcher un peuple de s'autodétruire" ! Ainsi naîtra la théorie du "double génocide". Quand, en septembre 2003, l'actuel ministre Dominique de Villepin évoque lui aussi "les génocides" au Rwanda, un simple pluriel qui indique qu'il fait sienne une logique de négation, un autre reporter, Patrick de Saint-Exupéry, du Figaro, est rattrapé par ce qu'il a vu en 1994 au Rwanda. Taraudé par la nécessité d'expliquer l'incroyable implication française, il publie cette semaine L'Inavouable, la France au Rwanda aux éditions Les Arènes. Sa lecture est indispensable. Il apporte des témoignages de militaires français qui, découvrant lors de l'opération "Turquoise" la réalité horrifiante du génocide, craquent en prenant conscience qu'ils ont organisé les tueurs. Il met en perspective l'ensemble des éléments rassemblés et ceux contenus dans le rapport de la mission d'enquête du Parlement français de 1998, qui conclut à un "non-lieu" pour les responsables français mais qui soulève une partie du voile.
Car depuis 1990, toutes les unités appartenant aux forces spéciales avaient débarqué au Rwanda. Paras, légion, infanterie de marine, commandos... "Nous sommes là pour dix ans" assurait leur commandant. Ils créent dès 1992 une hiérarchie parallèle au sein de l'armée française, le commandement des opérations spéciales, qui ne rend compte qu'à l'état-major particulier de l'Elysée. Malgré des rapports officiels relatant les massacres réguliers organisés contre les Tutsis, à Paris on soutient le "premier cercle", le "noyau dur " au sein du gouvernement rwandais, "qui ne voit comme seule issue pour se maintenir au pouvoir" que "la préparation du génocide" (rapport du Parlement). Et ils conseillent, organisent une armée qui démultiplie ses effectifs, forment les milices "interhamwe", mènent une "guerre psychologique" où on manipule l'humain par la haine, les peurs et l'ethnisme, livrent des tonnes d'armes, s'engagent dans les combats, participent au tri sur les barrages de ceux qui portent la mention "Tutsi" sur leur carte d'identité, donc "suspects", interrogent les "prisonniers". Un des plus hauts officiers, au coeur du pouvoir à Paris, s'inquiètera du rôle de Paul Barril, ancien de la cellule antiterroriste de l'Elysée en mission officieuse, qui signe avec le gouvernement des tueurs un contrat de 1 200 000 dollars, appelé "Opération insecticide". Et ce sont d'autres hauts officiers qui livrent une des clés de cette opération "grise" des forces spéciales de l'armée française.
Cette armée coloniale, humiliée en Indochine, battue en Algérie, voit, au début des années 1990, l'ex-Empire de l'Afrique francophone partir à vau-l'eau. Ses généraux prétendent détenir une recette imparable : une doctrine militaire de guerre "anti-subversive" appelée "guerre révolutionnaire", qu'elle a forgée contre le Viêt-minh, appliquée en Algérie, enseignée aux officiers tortionnaires argentins et chiliens, aux officiers étatsuniens pour leur guerre à Saigon. Pour détruire les mouvements "politico-militaires", quelques principes : déplacements et encadrement de populations à grande échelle, fichage systématique, milices, action psychologique, quadrillage territorial. Elle convainc les responsables politiques à Paris, obnubilés par leurs rêves d'Empire perdu, leur impérieuse obligation de protéger la famille des dictatures franco-africaines. Le Rwanda est offert aux apprentis sorciers de l'état-major comme un champ d'expérimentation. Mais le mélange de cette "doctrine" avec le projet génocidaire du régime sera explosif. Et les mènera à l'abyme. Romeo Dallaire, commandant des forces de l'ONU, souligne un point essentiel : "tuer un million de gens et être capable d'en déplacer trois à quatre millions en l'espace de trois mois et demi, sans toute la technologie que l'on a vu dans d'autres pays, [...] il fallait qu'il y ait une méthodologie" (4). Il fallait à l'Etat qui organisa le génocide la mécanique opérationnelle. C'est ce que Saint-Exupéry démontre dans son livre, documents à l'appui. Sans tenir les machettes, "nous avons instruit les tueurs. Nous leur avons fourni la technologie : notre "théorie". Nous leur avons fourni la méthodologie : notre "doctrine". Nous avons appliqué au Rwanda un vieux concept de notre histoire d'Empire. De nos guerres coloniales".
Briser le silence
Au-delà des alternances gauche-droite, reste en permanence cet état-major d'une armée coloniale, ses traditions et ses folies, pilier d'une Ve République née d'un putsch en Algérie. "A dater d'avril 1993, [...] le gouvernement Balladur va "assumer" - selon le mot de Michel Roussin, alors ministre de la Coopération - l'héritage de la politique rwandaise menée par Mitterrand." Saint-Exupéry rappelle que de Villepin, adjoint de Paul Dijoud aux affaires africaines au quai d'Orsay, fut dès 1992 l'un des acteurs de l'engagement auprès du clan des génocidaires. Depuis dix ans, les responsables français se serrent les coudes, se taisent et pratiquent la désinformation de l'opinion. Briser le silence sur cette dérive honteuse est fondamental (5). Pour empêcher sa répétition. Pour que la France cesse ses ingérences et fiche la paix aux Rwandais qui doivent, fait unique dans l'histoire, inventer les moyens de faire revivre ensemble les victimes et les bourreaux du dernier génocide du XXe siècle.
Alain Mathieu
1. Le Front patriotique rwandais
2. Dans le nu de la vie, Le Seuil, 2003 ; et Une saison de machettes, Le Seuil, 2004.
3. Louis Bagilishya, dans L'Histoire trouée, sous la direction de Catherine Coquio, L'Atalante, 2004.
4. J'ai serré la main du diable, Libre Expression, 2004.
5. Voir le site :
Plus d'infos : L'association Survie : promouvoir l'accès de tous aux biens fondamentaux, dénoncer les manœuvres et les méfaits de la Françafrique, assainir les relations franco-africaines et combattre la banalisation du génocide. http://www.survie-france.org/
Rouge 2058 01/04/2004