La bande dessinée « Carnets d’Orient », de Jacques Ferrandez, dont deux nouveaux volumes viennent de paraître, est l’un des meilleurs moyens de comprendre les origines de la guerre d’Algérie.
Il y a bientôt 50 ans, le 1er novembre 1954, débutait la guerre d’Algérie. L’histoire de ce conflit et de la colonisation française a donné lieu à de nombreux ouvrages. Il ne faut pourtant pas hésiter à dire que la meilleure introduction à l’histoire du drame algérien se trouve dans une bande dessinée en plusieurs épisodes de Jacques Ferrandez, Carnets d’Orient. Partie des débuts de la colonisation française, cette série - non encore achevée - aborde la guerre d’Algérie dans ses sixième et septième volumes, les derniers parus. Carnets d’Orient n’est pas une simple bande dessinée, très réussie sur le plan esthétique. Grâce à l’énorme travail documentaire de l’auteur et à son souci de cerner avec précision les réalités de la société coloniale, il s’agit d’un formidable révélateur des oppressions de la colonisation et de la fascination qu’a exercée l’Algérie dans l’imaginaire français.
Une histoire recomposée Carnets d’Orient raconte l’histoire d’une famille française en Algérie depuis son installation, au xixe siècle, jusqu’à la guerre. Le premier album, Djemilah, est le prologue de cette série. Il nous fait découvrir l’Algérie en 1836 à travers les yeux du peintre Joseph Constant, qui y trouve l’incarnation du rêve orientaliste et dessine des carnets tout à fait semblables à ceux que réalise Delacroix, au même moment, au Maroc. En raison d’un amour impossible pour une jeune musulmane qui le pousse à apprendre l’arabe, Joseph Constant est vite mêlé aux horreurs de la conquête coloniale et se réfugie dans la peinture d’un Orient irréel. C’est avec l’album suivant, L’Année de feu , que la série commence vraiment, lorsque Victor Barthélémy, ancien membre de la Commune, et sa femme acceptent en 1871 une concession en Kabylie pour échapper à la misère et à la répression. Leur rêve tourne au cauchemar en raison de la révolte des Kabyles contre les colons. Les descendants de Victor Barthélémy et de son épouse sont les protagonistes des épisodes suivants, qui se déroulent en 1905 (Les Fils du Sud) puis en 1930, lors de la célébration du centenaire de l’Algérie française (Le Centenaire). Ces cérémonies vont confronter deux frères qui ont deux conceptions opposées de l’Algérie : Paul, qui redécouvre les injustices de la société coloniale à l’occasion d’une enquête pour son journal parisien, et Casimir, gros colon odieux et raciste, partisan du système. Ce quatrième album inaugure l’un des procédés les plus réussis de Jacques Ferrandez. Des éléments réels (cartes, documents d’époque) sont insérés dans le récit et rejoignent l’imaginaire, tandis que les planches de la bande dessinée frappent par leur réalisme. Ces deux dimensions structurent un récit qui parvient parfaitement à décrire un monde colonial fondé sur l’oppression des Arabes, des Berbères, mais aussi des Juifs et des pauvres, un monde qui va engendrer la révolte contre les humiliations. La série aurait pu s’arrêter à la veille de la guerre, avec Le Cimetière des princesses, qui fait revivre les carnets de Joseph Constant. Elle met pourtant en scène des personnages que l’on retrouve au début de la guerre d’Algérie, dans La Guerre fantôme et Rue de la Bombe, qui aborde la bataille d’Alger (1956-1957). On y retrouve un autre amour impossible entre le fils de Paul, Octave, capitaine hostile à la torture et Samia, une étudiante arabe membre du FLN. Ces épisodes se réfèrent étroitement aux événements et à des situations réelles. Albert Camus, même, y apparaît. Jacques Ferrandez se fonde sur des histoires vécues et s’inspire parfois de séquences de film (La Bataille d’Alger, de Gillo Pontecorvo). Une bibliographie imposante est citée à la fin de ces volumes.
Une Algérie charnelle La réussite de Carnets d’Orient ne repose pas seulement sur la rigueur historique avec laquelle l’auteur dénonce le monde colonial. Né à Alger en 1955, Jacques Ferrandez connaît parfaitement le monde pied-noir et l’Algérie pour y avoir fait de nombreux séjours depuis 1962. Les expressions du langage, les mœurs et les attitudes sont fidèlement retranscrites. Carnets d’Orient révèle la lumière de ce pays et de ses habitants, qui fascinent les Français. C’est dans Les Fils du Sud, volume qui se passe dans le sud algérien et qui raconte avec beaucoup de sensibilité l’enfance de Paul, que cette nature lumineuse est la mieux présente. Comme les personnages de Camus, les héros de Jacques Ferrandez sont des héros solaires, ouverts à l’autre et épris de justice mais impuissants à modifier leur monde. Ils sont déchirés par la coupure que la guerre impose entre leur part algérienne et leur part française. On peut critiquer l’auteur d’avoir cherché à trop en dire, au point de rendre difficile, dans Rue de la Bombe, l’histoire d’Octave, officier qui dénonce la torture comme le général de Bollardière, mais est réintégré dans ses fonctions. Le récit est pourtant remarquablement cohérent et rythmé par de nombreux dessins inspirés d’aquarelles, qui caractérisent l’invention picturale de Carnets d’Orient. Jacques Ferrandez donne à voir son pays natal mais aussi à comprendre les ravages qu’y a causés une colonisation qui provoque la guerre. Carnets d’Orient est une histoire d’amour, celle de l’auteur pour l’Algérie. Mais c’est aussi celle de tous ceux qui rêvent d’un monde juste et fraternel. Ce chef-d’œuvre qui éclaire notre histoire fait de la bande dessinée un art majeur.
Jean-Marie Jacono
• Tous les albums de Carnets d’Orient sont disponibles aux éditions Casterman (14,20 euros le volume).
Rouge 2004-09-09
Il y a bientôt 50 ans, le 1er novembre 1954, débutait la guerre d’Algérie. L’histoire de ce conflit et de la colonisation française a donné lieu à de nombreux ouvrages. Il ne faut pourtant pas hésiter à dire que la meilleure introduction à l’histoire du drame algérien se trouve dans une bande dessinée en plusieurs épisodes de Jacques Ferrandez, Carnets d’Orient. Partie des débuts de la colonisation française, cette série - non encore achevée - aborde la guerre d’Algérie dans ses sixième et septième volumes, les derniers parus. Carnets d’Orient n’est pas une simple bande dessinée, très réussie sur le plan esthétique. Grâce à l’énorme travail documentaire de l’auteur et à son souci de cerner avec précision les réalités de la société coloniale, il s’agit d’un formidable révélateur des oppressions de la colonisation et de la fascination qu’a exercée l’Algérie dans l’imaginaire français.
Une histoire recomposée Carnets d’Orient raconte l’histoire d’une famille française en Algérie depuis son installation, au xixe siècle, jusqu’à la guerre. Le premier album, Djemilah, est le prologue de cette série. Il nous fait découvrir l’Algérie en 1836 à travers les yeux du peintre Joseph Constant, qui y trouve l’incarnation du rêve orientaliste et dessine des carnets tout à fait semblables à ceux que réalise Delacroix, au même moment, au Maroc. En raison d’un amour impossible pour une jeune musulmane qui le pousse à apprendre l’arabe, Joseph Constant est vite mêlé aux horreurs de la conquête coloniale et se réfugie dans la peinture d’un Orient irréel. C’est avec l’album suivant, L’Année de feu , que la série commence vraiment, lorsque Victor Barthélémy, ancien membre de la Commune, et sa femme acceptent en 1871 une concession en Kabylie pour échapper à la misère et à la répression. Leur rêve tourne au cauchemar en raison de la révolte des Kabyles contre les colons. Les descendants de Victor Barthélémy et de son épouse sont les protagonistes des épisodes suivants, qui se déroulent en 1905 (Les Fils du Sud) puis en 1930, lors de la célébration du centenaire de l’Algérie française (Le Centenaire). Ces cérémonies vont confronter deux frères qui ont deux conceptions opposées de l’Algérie : Paul, qui redécouvre les injustices de la société coloniale à l’occasion d’une enquête pour son journal parisien, et Casimir, gros colon odieux et raciste, partisan du système. Ce quatrième album inaugure l’un des procédés les plus réussis de Jacques Ferrandez. Des éléments réels (cartes, documents d’époque) sont insérés dans le récit et rejoignent l’imaginaire, tandis que les planches de la bande dessinée frappent par leur réalisme. Ces deux dimensions structurent un récit qui parvient parfaitement à décrire un monde colonial fondé sur l’oppression des Arabes, des Berbères, mais aussi des Juifs et des pauvres, un monde qui va engendrer la révolte contre les humiliations. La série aurait pu s’arrêter à la veille de la guerre, avec Le Cimetière des princesses, qui fait revivre les carnets de Joseph Constant. Elle met pourtant en scène des personnages que l’on retrouve au début de la guerre d’Algérie, dans La Guerre fantôme et Rue de la Bombe, qui aborde la bataille d’Alger (1956-1957). On y retrouve un autre amour impossible entre le fils de Paul, Octave, capitaine hostile à la torture et Samia, une étudiante arabe membre du FLN. Ces épisodes se réfèrent étroitement aux événements et à des situations réelles. Albert Camus, même, y apparaît. Jacques Ferrandez se fonde sur des histoires vécues et s’inspire parfois de séquences de film (La Bataille d’Alger, de Gillo Pontecorvo). Une bibliographie imposante est citée à la fin de ces volumes.
Une Algérie charnelle La réussite de Carnets d’Orient ne repose pas seulement sur la rigueur historique avec laquelle l’auteur dénonce le monde colonial. Né à Alger en 1955, Jacques Ferrandez connaît parfaitement le monde pied-noir et l’Algérie pour y avoir fait de nombreux séjours depuis 1962. Les expressions du langage, les mœurs et les attitudes sont fidèlement retranscrites. Carnets d’Orient révèle la lumière de ce pays et de ses habitants, qui fascinent les Français. C’est dans Les Fils du Sud, volume qui se passe dans le sud algérien et qui raconte avec beaucoup de sensibilité l’enfance de Paul, que cette nature lumineuse est la mieux présente. Comme les personnages de Camus, les héros de Jacques Ferrandez sont des héros solaires, ouverts à l’autre et épris de justice mais impuissants à modifier leur monde. Ils sont déchirés par la coupure que la guerre impose entre leur part algérienne et leur part française. On peut critiquer l’auteur d’avoir cherché à trop en dire, au point de rendre difficile, dans Rue de la Bombe, l’histoire d’Octave, officier qui dénonce la torture comme le général de Bollardière, mais est réintégré dans ses fonctions. Le récit est pourtant remarquablement cohérent et rythmé par de nombreux dessins inspirés d’aquarelles, qui caractérisent l’invention picturale de Carnets d’Orient. Jacques Ferrandez donne à voir son pays natal mais aussi à comprendre les ravages qu’y a causés une colonisation qui provoque la guerre. Carnets d’Orient est une histoire d’amour, celle de l’auteur pour l’Algérie. Mais c’est aussi celle de tous ceux qui rêvent d’un monde juste et fraternel. Ce chef-d’œuvre qui éclaire notre histoire fait de la bande dessinée un art majeur.
Jean-Marie Jacono
• Tous les albums de Carnets d’Orient sont disponibles aux éditions Casterman (14,20 euros le volume).
Rouge 2004-09-09