Les combats continuent en Côte-d'Ivoire, entre les troupes fidèles au président Gbagbo et les mutins originaires du Nord, probablement soutenus par le Burkina Faso. La France a envoyé des soldats pour, officiellement, protéger les ressortissants étrangers vivant dans son "ancienne" colonie.
Comment la Côte-d'Ivoire a-t-elle pu basculer dans une telle crise ? Premier producteur mondial de cacao, cette économie rentière a permis une énorme évaporation financière au bénéfice du clan au pouvoir et des grands monopoles du pré carré français. Elle est aussi la caisse des réseaux politiques affairistes français.
A sa mort en 1993, après 43 ans de règne, Houphouët-Boigny, l'homme le plus riche d'Afrique noire, laissait un pays croulant sous la dette. Son successeur, Konan Bédié, orienta les bénéfices des privatisations en faveur de son clan et de ses correspondants français, à forte dominante RPR.
Corruption et mondialisation
La baisse du cours des matières premières ruinait les petits producteurs, mais permettait aux multinationales d'étendre leur empire, notamment le groupe français Bolloré, dans le bois et les filières café et cacao, privatisées en 1998 et 1999. Dès lors soumis aux lois du marché, les prix aux producteurs n'ont cessé de chuter. La pompe à fric continuait à fonctionner : un milliard de dollars évaporé des comptes publics de la récolte du cacao de 1998, disparition de 180 millions de dollars d'aide européenne destinée au secteur de la santé. Le FMI et l'Union européenne ont gelé plusieurs fois leurs crédits. Les trois quarts des entreprises du secteur public ont été privatisés : le raffinage pour Total d'abord, avec Shell, Texaco, Mobil. Le téléphone pour France Télécom. Le chemin de fer Ouagadougou-Abidjan pour la SNCF ! Dans l'électricité, c'est EDF-GDF et Bouygues, en partenariat avec des entreprises suisses, britanniques, ou étatsuniennes, qui ont la maîtrise de la distribution et de la production.
Au moment où nous luttons en France contre les privatisations, nos entreprises d'Etat opèrent en Afrique pour y détruire les services publics. La domination française en Afrique n'est pas un moindre mal face à la mondialisation sauvage. Car à la mondialisation régie par les grandes puissances et le FMI, se surajoute la dîme coutumière, l'arrosage obligatoire du village franco-africain. La globalisation à la française est d'une sauvagerie qui vaut bien celle des autres grandes puissances.
L'Etat ivoirien ayant bradé ses principales ressources, la part du gâteau à partager s'amenuise. Le régime utilise ce qui reste d'Etat au profit de son clan et, en attisant les antagonismes entre populations, il étouffe toute contestation sociale. C'est ce qui explique au départ l'utilisation effrénée par Bédié du ressort ethnique, de l'"ivoirité", dans une Côte-d'Ivoire mosaïque de peuples et de religions, qui y avait échappé jusqu'ici.
Pour éliminer Ouattara (musulman du Nord, ancien Premier ministre d'Houphouët-Boigny, ami de Bongo et de Bouygues), son concurrent le plus direct, Bédié, réactive les clivages ethniques, "ivoiriens authentiques" contre "allogènes" (1) de toute sorte. Il édicte une constitution taillée sur mesure pour l'empêcher d'être candidat. N'ayant plus les moyens de payer l'armée, craignant que le mécontentement ne s'y étende, il en exclu les hommes des clans adverses. Tous les régimes ont, depuis, suivi la même logique, rendant impossible toute issue politique et démocratique, et les parrains français on fermé les yeux.
L'histoire se répète
En 1999, Bédié est renversé par son ancien chef d'état-major, Robert Guei. Jospin, expérimentant sa doctrine de "non-intervention", fit revenir les 300 légionnaires que Chirac avait déjà envoyés pour essayer de sauver l'ami Bédié. Gueï organisa des élections en 2000 et reprit le même discours sur "l'ivoirité", empêchant Ouattara et Bédié de se présenter. Il n'y eu pas plus de 35 % d'électeurs. L'opposant de gauche, Gbagbo, gagna l'élection, le général Guei, qui voulait s'accrocher au pouvoir, fut balayé par la rue. Le gouvernement Jospin, peu regardant sur la reprise par Gbagbo du discours sur "l'ivoirité" et de la chasse aux nordistes, lui apporta un soutien économique et politique.
Comme le souligne François-Xavier Verschave : "Derrière chacun des quatre (Bédié, Gueï, Ouattara, Gbagbo), il y avait un bout de la Françafrique : la France était donc sûre d'être gagnante. Mais c'était un jeu pervers : quand on déchaîne l'ethnicisme, on ne sait jamais où ça s'arrête."
Ça recommence en effet avec l'actuelle mutinerie de militaires exclus de l'armée, prétendant rétablir l'unité nationale. Mais nous ne sommes plus en 1987, à l'époque où un Thomas Sankara, à la tête de militaires nationalistes progressistes, fut assassiné, pour avoir défié le néocolonialisme français au Burkina Faso. Depuis, le Burkina de Comparoré, soutenu par de puissants réseaux français, lybiens, ivoiriens, est devenu un bastion du système. Il fut la base arrière des guérillas de Charles Taylor qui, au Liberia puis en Sierra Leone, déclencha d'atroces guerres civiles au bénéfice de puissants réseaux voulant mettre la main sur les circuits du diamant et étendre leur influence en Afrique anglophone. Il se dit que les mutins d'aujourd'hui en Côte-d'Ivoire seraient en lien avec cette mouvance. Rien n'est certain, sauf que la poursuite du conflit conduirait à une tragique impasse. Le Nigéria, le Ghana, le Togo ont tenté de négocier un cessez-le-feu entre mutins et pouvoir, sans succès. Avec ses 1 000 soldats, la France se retrouve en première ligne et les objectifs de son intervention ne sont pas explicites. Car un gouvernement français peut envoyer la troupe en Afrique sans que quiconque ne demande d'explications, pas même un débat à l'Assemblée. Avec 6 000 militaires sur le continent, la France, gendarme de l'Afrique, ressemble plus cette fois-ci au pompier-pyromane dépassé par l'incendie qu'il a allumé. Mobilisons-nous pour la paix en Afrique, pour une solution démocratique en Côte-d'Ivoire, pour que le peuple ivoirien puisse reprendre son destin en main .
Alain Mathieu.
1. Personne d'origine différente de celle de la population autochtone, et installée tardivement dans le pays.
Rouge 10 octobre 2002
Comment la Côte-d'Ivoire a-t-elle pu basculer dans une telle crise ? Premier producteur mondial de cacao, cette économie rentière a permis une énorme évaporation financière au bénéfice du clan au pouvoir et des grands monopoles du pré carré français. Elle est aussi la caisse des réseaux politiques affairistes français.
A sa mort en 1993, après 43 ans de règne, Houphouët-Boigny, l'homme le plus riche d'Afrique noire, laissait un pays croulant sous la dette. Son successeur, Konan Bédié, orienta les bénéfices des privatisations en faveur de son clan et de ses correspondants français, à forte dominante RPR.
Corruption et mondialisation
La baisse du cours des matières premières ruinait les petits producteurs, mais permettait aux multinationales d'étendre leur empire, notamment le groupe français Bolloré, dans le bois et les filières café et cacao, privatisées en 1998 et 1999. Dès lors soumis aux lois du marché, les prix aux producteurs n'ont cessé de chuter. La pompe à fric continuait à fonctionner : un milliard de dollars évaporé des comptes publics de la récolte du cacao de 1998, disparition de 180 millions de dollars d'aide européenne destinée au secteur de la santé. Le FMI et l'Union européenne ont gelé plusieurs fois leurs crédits. Les trois quarts des entreprises du secteur public ont été privatisés : le raffinage pour Total d'abord, avec Shell, Texaco, Mobil. Le téléphone pour France Télécom. Le chemin de fer Ouagadougou-Abidjan pour la SNCF ! Dans l'électricité, c'est EDF-GDF et Bouygues, en partenariat avec des entreprises suisses, britanniques, ou étatsuniennes, qui ont la maîtrise de la distribution et de la production.
Au moment où nous luttons en France contre les privatisations, nos entreprises d'Etat opèrent en Afrique pour y détruire les services publics. La domination française en Afrique n'est pas un moindre mal face à la mondialisation sauvage. Car à la mondialisation régie par les grandes puissances et le FMI, se surajoute la dîme coutumière, l'arrosage obligatoire du village franco-africain. La globalisation à la française est d'une sauvagerie qui vaut bien celle des autres grandes puissances.
L'Etat ivoirien ayant bradé ses principales ressources, la part du gâteau à partager s'amenuise. Le régime utilise ce qui reste d'Etat au profit de son clan et, en attisant les antagonismes entre populations, il étouffe toute contestation sociale. C'est ce qui explique au départ l'utilisation effrénée par Bédié du ressort ethnique, de l'"ivoirité", dans une Côte-d'Ivoire mosaïque de peuples et de religions, qui y avait échappé jusqu'ici.
Pour éliminer Ouattara (musulman du Nord, ancien Premier ministre d'Houphouët-Boigny, ami de Bongo et de Bouygues), son concurrent le plus direct, Bédié, réactive les clivages ethniques, "ivoiriens authentiques" contre "allogènes" (1) de toute sorte. Il édicte une constitution taillée sur mesure pour l'empêcher d'être candidat. N'ayant plus les moyens de payer l'armée, craignant que le mécontentement ne s'y étende, il en exclu les hommes des clans adverses. Tous les régimes ont, depuis, suivi la même logique, rendant impossible toute issue politique et démocratique, et les parrains français on fermé les yeux.
L'histoire se répète
En 1999, Bédié est renversé par son ancien chef d'état-major, Robert Guei. Jospin, expérimentant sa doctrine de "non-intervention", fit revenir les 300 légionnaires que Chirac avait déjà envoyés pour essayer de sauver l'ami Bédié. Gueï organisa des élections en 2000 et reprit le même discours sur "l'ivoirité", empêchant Ouattara et Bédié de se présenter. Il n'y eu pas plus de 35 % d'électeurs. L'opposant de gauche, Gbagbo, gagna l'élection, le général Guei, qui voulait s'accrocher au pouvoir, fut balayé par la rue. Le gouvernement Jospin, peu regardant sur la reprise par Gbagbo du discours sur "l'ivoirité" et de la chasse aux nordistes, lui apporta un soutien économique et politique.
Comme le souligne François-Xavier Verschave : "Derrière chacun des quatre (Bédié, Gueï, Ouattara, Gbagbo), il y avait un bout de la Françafrique : la France était donc sûre d'être gagnante. Mais c'était un jeu pervers : quand on déchaîne l'ethnicisme, on ne sait jamais où ça s'arrête."
Ça recommence en effet avec l'actuelle mutinerie de militaires exclus de l'armée, prétendant rétablir l'unité nationale. Mais nous ne sommes plus en 1987, à l'époque où un Thomas Sankara, à la tête de militaires nationalistes progressistes, fut assassiné, pour avoir défié le néocolonialisme français au Burkina Faso. Depuis, le Burkina de Comparoré, soutenu par de puissants réseaux français, lybiens, ivoiriens, est devenu un bastion du système. Il fut la base arrière des guérillas de Charles Taylor qui, au Liberia puis en Sierra Leone, déclencha d'atroces guerres civiles au bénéfice de puissants réseaux voulant mettre la main sur les circuits du diamant et étendre leur influence en Afrique anglophone. Il se dit que les mutins d'aujourd'hui en Côte-d'Ivoire seraient en lien avec cette mouvance. Rien n'est certain, sauf que la poursuite du conflit conduirait à une tragique impasse. Le Nigéria, le Ghana, le Togo ont tenté de négocier un cessez-le-feu entre mutins et pouvoir, sans succès. Avec ses 1 000 soldats, la France se retrouve en première ligne et les objectifs de son intervention ne sont pas explicites. Car un gouvernement français peut envoyer la troupe en Afrique sans que quiconque ne demande d'explications, pas même un débat à l'Assemblée. Avec 6 000 militaires sur le continent, la France, gendarme de l'Afrique, ressemble plus cette fois-ci au pompier-pyromane dépassé par l'incendie qu'il a allumé. Mobilisons-nous pour la paix en Afrique, pour une solution démocratique en Côte-d'Ivoire, pour que le peuple ivoirien puisse reprendre son destin en main .
Alain Mathieu.
1. Personne d'origine différente de celle de la population autochtone, et installée tardivement dans le pays.
Rouge 10 octobre 2002